Mirial - Premier chapitre

© Alex Sol
« Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction, intégrale ou partielle réservés pour tous pays. L’auteur est seul propriétaire des droits et responsable du contenu de ce livre. Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayant droit ou ayant cause, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle »
Mot de l'autrice
Ce premier chapitre est mis en lecture gratuite sur mon site afin de faire découvrir le roman. Merci de ne pas partager illégalement ce texte.
Bonne lecture
Alex Sol
Mirial
1
Le cri suraigu d’un réveil résonnait encore et encore contre les murs de l’appartement. Personne n’avait pensé à l’éteindre. Sûrement avaient-ils juste tous cru que quelqu’un finirait par le faire à leur place.Léna soupira et observa un policier passer sous le cordon de sécurité. À part l’homme qui était venu la chercher à son travail, personne ne lui avait adressé la parole. Elle ne se plaignait pas, elle était incapable de parler de toute façon. Incapable de formuler une seule pensée cohérente. Son cerveau était en train de traiter l’information. Il ne savait pas par quelle émotion passer, alors, il ne se fixait sur aucune. Léna se contentait de balayer la chambre des yeux et d’observer les allées et venues des policiers et des scientifiques. Des voix graves s’élevaient en provenance du couloir, trois hommes en uniforme noir et bleu marine discutaient du parjure. Léna les entendait comme si elle se trouvait avec eux. Pour eux, c’était la routine. Ils s’occupaient de ce genre d’affaires comme Léna traitait les lignes de chiffres de ses clients et clientes, avec zéro compassion, zéro intérêt, zéro émotion. C’était leur travail. Ils rentreraient le soir chez eux en ayant oublié le nom de la morte sous le drap, mais aussi la détresse sur le visage de celle qui était venue l’identifier.
Léna leva la tête vers le plafonnier au-dessus d’elle. Des giclées de sang le traversaient de part en part. Il avait séché.
Quand était-ce arrivé ?
Depuis combien de temps était-elle là ?
— Madame Meyers ?
Léna sursauta et réajusta ses gants par réflexe.
Dans le miroir du couloir, son reflet lui faisait face. Sa peau sombre était un peu plus claire sur les ailes de son nez et ses cheveux crépus étaient attachés en arrière. Seuls ses yeux noirs gonflés trahissaient son état émotionnel.
— Madame Meyers ?
Elle se tourna vers l’agent Shroder. C’était lui qui était venu la chercher à son bureau. Il lui avait dit que c’était urgent, qu’ils avaient besoin d’elle pour identifier le corps. Elle était la seule personne listée en contact d’urgence. Léna s’était levée, était allée demander une autorisation d’absence à son cadre et avait suivi Gareth Shroder jusqu’à l’appartement de Reesha.
— Je suis désolé, je ne souhaitais pas vous faire peur, madame. Est-ce que ça va ? On peut prendre quelques minutes avant l’identification. Vous voulez boire quelque chose ?
Léna secoua la tête en regardant la forme allongée sous le drap blanc maculé de sang. Le sang avait séché sur le plafonnier, mais pas sur le drap. Reesha n’était donc pas morte depuis longtemps. Quelques heures tout au plus.
Léna n’avait pas besoin de voir le corps. La main qui dépassait, celle qui avait tiré, c’était bien la sienne. Léna avait de suite reconnu le subtil tatouage au poignet. Aucun doute, c’était bien Reesha sous ce drap. Sa meilleure amie. Sa seule amie.
Les yeux de Léna zoomèrent sur l’index de la défunte. Une fine entaille nette s’y dessinait. Reesha s’était coupée en appuyant sur la détente.
Au sol, la forme de l’arme confirmait son mauvais état et sa vétusté. Pourquoi Reesha s’était-elle donné la mort avec une chose pareille ? Elle ne manquait pas d’obsidiennes, elle aurait pu s’acheter quelque chose de plus sûr, quelque chose qui ne lui aurait pas fait exploser la tête.
Le regard de Léna remonta du sol vers le mur et se posa sur un premier cadre. Une photo de Reesha, seule devant un musée. Ses cheveux blonds étaient courts à cette époque. C’était Léna qui tenait l’appareil ce jour-là. Un autre cliché représentait les parents de Reesha avant le drame, avant que leurs vies à toutes les deux ne basculent.
Les yeux de Léna passèrent toutes les photographies une à une, zoomèrent dessus pour se remémorer les détails qu’elle connaissait par cœur. Reesha était soit seule, soit accompagnée de Léna ou de ses parents. Elle n’avait personne d’autre. Pas besoin d’être policier pour le deviner, regarder son appartement était suffisant. Femme célibataire, solitaire, sans animal de compagnie, sortant peu et travaillant trop. Voilà ce que ces agents allaient noter dans leurs rapports.
Une photographie en particulier attira l’attention de Léna. Celle où elles se tenaient toutes les deux par le bras dans le salon du père de Reesha. Les cheveux crépus de Léna créaient un halo sombre autour de son visage à la peau mate, tandis que ceux de Reesha, blond cendré, descendaient parfaitement lisses jusqu’au creux de ses hanches. Elles souriaient. Leurs pères venaient de leur annoncer une bonne nouvelle ce jour-là et avaient tenu à fêter l’évènement. Reesha avait une petite trace de gâteau au chocolat au coin de la bouche. Léna, elle, se forçait à sourire.
Léna ferma les yeux et passa sa main sur son visage.
Du sang avait aussi éclaboussé le mur et le plafond. Sur le sol, des morceaux de crâne explosé attendaient d’être prélevés et catalogués comme déchets organiques. Une drôle d’odeur émanait de la pièce, Léna ne l’avait jamais sentie auparavant ici. L’odeur de la mort, voilà ce que c’était. L’odeur de la mort de Reesha. La puanteur de son parjure.
— Ça va aller ?
Léna se tourna vers Shroder. L’écusson des forces de police était cousu sur son uniforme, sous l’épaule gauche. Un rond à l’intérieur duquel quatre lettres étaient reliées par deux flèches à double tête. S. pour sécurité. O. pour ordre. S. pour soutien. E. pour exemple. La devise de l’Orprogrom, parti gouvernemental unique de Dioscuri.
Shroder avait l’air gentil. Il ne ressemblait pas encore à tous les autres qui ne croyaient plus en ce qu’ils faisaient, trop habitués à remplir des lignes de paperasse pour des parjurés. Ses yeux vairons ne laissaient passer aucune malice. Elle n’en avait jamais vu de tels. Un œil bleu, le second améthyste.
— Vous êtes nouveau, n’est-ce pas ? demanda Léna.
S’il était surpris de sa question, Shroder ne le montra pas. Il hocha simplement la tête.
— Oui. Enfin, cela fait quatre ans. Ça se voit tant que ça ?
— Cela explique pourquoi c’est vous qui avez été chargé de venir me chercher afin de me demander d’identifier le corps.
Nouveau hochement de tête. Léna avait vu juste. Lire les gens était presque aussi simple que de lire des lignes de chiffres à présent.
— Avez-vous changé de carrière ? continua-t-elle sans lui laisser le temps de répondre. En général, c’est plutôt l’inverse : 80 % des policiers de rangs inférieurs à celui de capitaine ne passent que vingt ans en moyenne à leur poste. Parmi ces 80 %, 15 % commettent eux-mêmes le parjure, les 65 % restants changent de métier et se dirigent vers des postes administratifs dans la fonction publique.
L’agent Shroder frissonna et passa sa main sur sa nuque. Elle l’avait mis mal à l’aise. Elle faisait tout le temps ça. C’était bien plus simple, pour elle, de parler de chiffres et de statistiques, bien plus pertinent aussi, mais les autres n’aimaient pas. Ils n’appréciaient pas la différence. Pourtant, malgré cela, les battements du cœur de Shroder restaient réguliers et lents.
— Oui… hum… j’étais dans la sécurité nationale avant.
Qu’est-ce qui avait bien pu pousser un soldat à quitter les forces de sécurité ? Était-il parti de son plein gré ou y avait-il été forcé ?
— Madame Meyers, est-ce que vous êtes prête à identifier le corps ?
Léna inspira profondément. Son cerveau tentait d’oublier la raison de sa présence ici, dans l’appartement de Reesha. Son regard glissa vers la grande bibliothèque en bois ébène. Léna avait aidé Reesha à la monter il y avait de cela plus de soixante ans. Le meuble croulait désormais sous le poids des livres. Il n’était pas fait pour supporter autant de poids. Il devait y avoir pour cinquante kilos de livres et de bibelots. Si Reesha avait rajouté mille huit cents grammes, seulement mille huit cents grammes, la bibliothèque se serait écroulée. Mais elle n’en rajouterait plus à présent.
Léna soupira.
— Vous n’avez pas besoin de retirer le drap, dit-elle en faisant bien attention à ne pas regarder vers la silhouette étendue sur le lit à baldaquin. Le tatouage en arabesque au poignet droit, c’est bien le sien. Les ongles rongés, la mèche de cheveux blonde qui dépasse et la forme générale du corps, un mètre soixante-quinze, soixante et onze kilos… C’est Reesha Machado, aucun doute là-dessus. De plus, la position de l’arme à côté de sa main, à un angle de 25°, ainsi que les éclaboussures de sang sur les murs et les meubles confirment que c’est elle qui a tiré. Sans parler de l’entaille sur son doigt qui coïncide avec la vétusté de l’arme.
— Co… comment ? demanda le policier surpris.
Léna fit craquer ses cervicales. La sonnerie du réveil lui donnait mal à la tête. Elle passa le bout de ses doigts sur ses tempes et appuya pour calmer son début de migraine.
— La balistique vous le confirmera. C’est une arme de petit calibre, petite puissance de feu. Le genre d’arme que l’on trouve facilement au marché noir. À mon avis, vous aurez 65 % de chance de dénicher son dealer, soit sous le pont ouest, soit sous le pont de l’Éternité. Ce sont les deux zones de reventes illégales les plus près d’ici. Elle n’aurait eu aucun intérêt à le faire vers son travail. Trop risqué.
L’officier haussa les sourcils et sonda Léna. Elle avait encore trop parlé.
— Vous êtes une sapiens, pas vrai ?
Elle se retint de rouler des yeux. Il lui avait fallu tout ce temps pour s’en apercevoir ?
— Oui, répondit-elle tout bas.
— Une sapiens, comptable pour une banque ?
Elle avait l’habitude que les gens ne comprennent pas. Les autres sapiens travaillaient presque tous pour la sécurité nationale ou en tant que garde du corps pour de grands dirigeants.
— C’est plus calme, plus simple. J’aime les chiffres, ils m’apaisent.
L’officier lui sourit.
— Je prends bien note de ce que vous venez de me dire, madame Meyers, mais… je n’ai pas le choix, je dois découvrir le corps pour que vous l’identifiiez. C’est le protocole.
Le protocole, bien sûr. Léna hocha la tête.
— Merci, madame.
Shroder avança sa main vers le drap. Il s’arrêta à quelques centimètres avant de se retourner vers Léna.
— Prête ?
— Non, mais allez-y quand même.
Un sourire gêné s’étira sur les lèvres de Shroder. Il était mignon dans son genre. Dans des circonstances différentes, Léna aurait pu flirter avec lui ; il ne ressemblait pas aux autres policiers, il l’intriguait.
Le drap ensanglanté glissa le long du visage de la défunte jusqu’à ses épaules et Léna inspira profondément. Une partie du profil gauche de Reesha avait disparu, réduit en morceaux et éjecté par la puissance de l’arme à feu. Son œil droit était ouvert et intact. L’iris bleu paraissait la fixer dans la mort. Léna pouvait sentir Reesha la juger. Elle aurait sûrement pensé qu’elle n’était pas assez expressive face à son cadavre, elle lui aurait dit : « Fais un effort, fais semblant de ressentir quelque chose. Entre dans ton personnage, juste un instant. Tu n’aimerais pas qu’ils croient que tu es complice de mon parjure tout de même ? »
Mais ce n’était pas possible. Pas avec l’assaut d’émotion qui la terrassait.
— C’est elle, dit Léna d’un ton plat.
L’agent Shroder rabattit le drap d’un seul geste et se redressa face à elle.
— Toutes mes condoléances, madame.
Léna hocha la tête par automatisme. Elle avait froid. Elle resserra ses bras autour d’elle et pivota vers la fenêtre. Dehors, le monde continuait de tourner. Personne ne se doutait encore que Reesha Machado, journaliste à l’Insoumis, venait de se donner la mort en ce matin de novembre dans son appartement, à l’âge de 179 ans.
Une main se posa sur l’épaule de Léna et elle sursauta. L’agent Shroder fit un pas en arrière en s’excusant.
— Pardon, mais vous ne me répondiez pas. Voulez-vous que je vous fasse ramener chez vous ?
— Vous n’aviez pas d’autres questions ?
— Si, si bien sûr, mais cela peut sûrement attendre demain matin. J’imagine bien que cela doit être un choc pour vous.
Léna secoua la tête. Elle ne voulait pas revivre ça le lendemain, il fallait qu’elle en finisse le plus vite possible.
— J’ai déjà perdu une journée de travail, agent Shroder, j’aimerais ne pas perdre celle de demain. Alors, posez-moi toutes les questions que vous souhaitez, maintenant.
Derrière Shroder, deux policiers en uniforme la fixaient en marmonnant entre eux.
— Sacrés sapiens, jamais une émotion ces bêtes-là.
Léna réprima une réflexion. Ils avaient beau chuchoter, elle les entendait comme s’ils étaient en face d’elle. S’ils connaissaient si bien les sapiens, ils sauraient qu’elle en était capable.
L’alarme du réveil sonnait toujours. Pourquoi personne n’allait l’éteindre ?
Il y avait trop de sons, trop d’odeurs, trop d’informations, trop de gens…
Shroder lui indiqua de le suivre. Léna resserra son sac sur son épaule et regarda une dernière fois la forme allongée sous le drap. Puis, après avoir repris ses esprits, elle passa entre les policiers qui l’observaient froidement et rejoignit l’agent Shroder dans le couloir.
Derrière elle, elle les entendit parler du père de Reesha.
— Tu te rends compte quand même, dit le plus grand des deux, c’était la fille d’un des inventeurs du Mirial. Quel gâchis ! C’est incompréhensible…
Shroder fit signe à Léna de s’asseoir sur une marche d’escalier et elle obtempéra.
— Pourquoi personne ne l’éteint ? demanda Léna.
— Pardon ?
— Le réveil. Pourquoi est-ce que tout le monde le laisse sonner ?
Elle appuya sur ses tempes et ferma les yeux.
— Le réveil ? répéta Shroder perplexe.
— Oui. Il est… si strident.
Shroder pencha la tête.
— Un instant, s’il vous plaît.
Et il disparut dans l’appartement de Reesha.
Le couloir, d’habitude si clair et lumineux, était sombre ce jour-là. Les plantes vertes qui avaient été installées pour l’égayer avaient les feuilles pendantes et jaunies. Personne n’en avait pris soin depuis plusieurs semaines. Léna savait que c’était Reesha qui se chargeait de les arroser et de les rempoter. Son parjure ne datait que de quelques heures. Qu’est-ce qui avait bien pu l’empêcher de s’en occuper ? Avait-ce un lien avec la balle qui lui avait fait exploser la tête ?
Léna l’avait vue une semaine auparavant et elle n’avait rien pressenti. Elle n’avait pas eu le moindre doute. Rien. Comment avait-elle pu manquer une telle chose ?
Shroder passa sous le cordon de sécurité et revint vers Léna.
— Mieux ?
Léna le regarda surprise. Elle n’entendait plus le réveil.
— Merci.
— Ce n’était pas le réveil.
— Pardon ?
— C’était le téléphone de mon chef. Ce que vous entendiez, c’était la vibration dans son sac. Il doit le faire réparer depuis plus d’une semaine. Dès qu’il se met à sonner et à vibrer, il ne s’arrête plus. Il peut couper le son, mais pas les vibrations. Je lui ai demandé de l’éteindre.
Léna soupira.
— Vos sens sont décuplés en cas de stress ou d’émotion forte, n’est-ce pas ?
Léna se passa une main dans les cheveux et secoua la tête.
— Ils le sont tout le temps, mais là…
Elle fit une pause.
— Là, c’est pire ? demanda Shroder.
— Vous vous y connaissez bien en sapiens, remarqua-t-elle.
Shroder s’assit sur la marche à côté de Léna, pas assez près cependant pour la frôler. Il gardait une distance de sécurité réglementaire. Elle n’était qu’une civile venue identifier un corps, il ne pouvait pas se montrer trop familier.
— J’ai travaillé avec deux sapiens… avant. Des hommes cela dit, il paraît que c’est différent avec des femmes.
— Ça l’est.
Shroder ouvrit la bouche, mais se retint. Léna soupira. Elle resserra son manteau en laine bouillie gris contre elle. Elle avait froid, elle voulait rentrer vite. Elle devait prendre un bain bouillant. C’était la seule chose qui allait lui permettre de reconnecter son corps avec son esprit.
— Si vous avez des questions, allez-y, j’ai l’habitude.
— Non, non, répondit Shroder, je n’ai pas de questions. Enfin, je suis flic, je suis curieux, mais non, je n’ai pas de questions sur vous. Juste sur l’enquête en cours, mais… Vous n’êtes pas une bête, vous savez, ne les écoutez pas. Je vous admire. Quand j’étais gosse, je voulais devenir comme vous.
— On ne devient pas sapiens.
Shroder rit quelques secondes avant de s’arrêter net. Un de ses collègues avait tourné la tête vers eux et les fixait intensément.
— Oui, je sais, reprit-il plus bas, mais ça, je ne l’ai su que plus tard. J’étais persuadé que je pourrais si j’essayais assez.
— Comment faisiez-vous ? Pour essayer ?
Shroder planta ses yeux dans ceux de Léna. Il y avait une petite anomalie dans son iris droit, une fine strie dorée en forme de flèche.
— Je lisais des livres par dizaines. Je les apprenais par cœur. Je voulais être capable de dire que telle ou telle information se trouvait dans tel ouvrage, à telle page. Je m’entraînais à écouter des films, immergé dans ma baignoire… je… Vous devez me prendre pour un fou, pas vrai ?
Léna secoua la tête. Petite, elle avait fait l’inverse. Elle avait refusé de se souvenir de ce qu’elle voyait ou lisait, quitte à mentir à ses parents et à ses professeurs. Elle avait volontairement raté des examens, afin d’être comme tous les autres. Elle avait mis du coton dans ses oreilles pour s’empêcher d’entendre la télévision des voisins, acheté des lunettes avec une forte correction pour abîmer sa vue. Aujourd’hui, elle portait toujours des gants pour éviter le contact avec des surfaces irritantes.
— Vous n’êtes pas fou. Vous étiez juste un gosse mal dans sa peau. Qui pourrait ne pas comprendre ?
Shroder acquiesça.
— Bien. Est-ce que vous êtes d’accord pour que je vous pose quelques questions sur votre amie ?
Léna hocha la tête et une mèche frisée tomba devant ses yeux.
— Quand avez-vous vu Reesha Machado pour la dernière fois ?
— Il y a sept jours, deux heures et vingt-six minutes.
— Belle précision, je vais donc inscrire samedi après-midi si cela vous va.
Léna ne répondit pas.
— Aviez-vous connaissance des tendances au parjure de votre amie ?
— Non. Sinon je l’aurais reporté, c’est la loi.
Shroder nota quelque chose d’autre. C’était plus long que ce que Léna venait de dire. Elle tenta de regarder, mais il ramena son calepin vers lui.
— Vous avait-elle paru déprimée, morose, différente ces derniers temps ?
Léna repensa à leur ultime repas. Reesha lui avait encore parlé de son reportage grandiose qui avançait bien. Elle était enthousiaste, elle y croyait. Elle lui avait en outre dit qu’il lui tardait que Léna le lise pour avoir son avis. Elle n’avait pas voulu lui en parler plus, cependant.
— Non. Elle était satisfaite au travail, ça se passait bien, très bien même. Elle travaillait sur un reportage important, c’est ce qu’elle disait. Ce n’est pas vraiment son genre de commencer quelque chose sans finir.
— Vous ne croyez pas à la thèse du parjure ?
Léna regarda la porte ouverte et les policiers qui remballaient leurs affaires derrière le cordon de sécurité.
— C’est un parjure, dit Léna de manière automatique, la scène est formelle. L’angle de l’arme, la poudre sur sa main, la position de son corps. Je n’ai senti aucune autre odeur à part la sienne, la vôtre et celles de vos collègues.
— Elle aurait pu y être contrainte, vous ne pensez pas ?
Léna regarda Shroder. Depuis quand un simple agent de police cherchait-il à aller plus loin que l’évidence ? Reesha avait commis le parjure. Léna ne pouvait entendre autre chose. Rien d’autre ne faisait sens.
— Je ne pense pas. Vous savez, elle n’était personne d’important. Même dans son travail.
— Vous avez mentionné un reportage. Est-ce que vous savez sur quoi exactement elle enquêtait ?
Léna secoua la tête.
— Non. Reesha n’aime pas… n’aimait pas qu’on regarde son travail avant qu’elle ait terminé. Mais elle écrivait principalement des chroniques. La dernière personne à avoir pris du Mirial, la première, la personne la plus vieille, la plus jeune, le scandale sexuel de tel acteur, la dernière conquête de Ronald Wrecker, de tel fils de… Je ne pense pas qu’elle aurait pu être tuée pour ça. Et vous ?
Shroder haussa les épaules tout en continuant de noter dans son carnet. Son cœur était régulier comme celui d’une machine. Cinquante-neuf battements par minute.
Il reprit, d’un ton toujours aussi patient et calme.
— En parlant de Mirial, j’ai vu dans son dossier qu’elle avait pris sa dose à l’âge de trente-deux ans. C’est un peu tard pour une femme, non ?
Léna ne savait pas quoi répondre.
— Je l’ai pris à vingt-neuf ans.
— Et vous êtes plus vieille qu’elle. Savez-vous pourquoi elle a autant attendu ? Était-elle tombée enceinte ?
Enceinte ? Depuis combien de Léna n’avait-elle pas entendu ce mot ? Des décennies, sûrement.
— Non.
— Vous ne vous connaissiez pas à l’époque ?
— Si. Nos pères étaient amis. On a grandi l’une avec l’autre. Nos mères…
Léna s’arrêta. Une étrange émotion, mélange de nostalgie et de profonde tristesse, la traversa. Elle ne pensait pas souvent au passé ni à l’avenir d’ailleurs, elle se concentrait sur le présent.
— Oui ? demanda Shroder qui ne percevait pas son mal-être.
— Nos mères ont commis le parjure ensemble.
— Oh…
— Quand nous avions dix et douze ans. C’étaient les premières doses de Mirial.
Shroder posa son calepin sur ses genoux.
Léna prit une grande inspiration. Elle se revit adolescente, pénétrer dans le salon de ses parents et retrouver sa mère ainsi que celle de Reesha, endormies pour toujours dans les fauteuils du salon, une fiole d’héroïne sur la table basse et les manches droites de leurs pulls remontées jusqu’à leurs épaules. La télévision ronflait fort ce jour-là et Léna avait fait une crise d’angoisse. Son père avait à peine eu le temps de constater le décès de sa femme avant de devoir l’emmener, elle, aux Urgences.
— Oui, murmura Shroder, ce n’était pas une bonne formule. Pensez-vous que c’est pour cela que Reesha a attendu autant de temps avant de le prendre ?
— Cela a un rapport avec son parjure ?
— Tous les parjures ont plus ou moins un lien avec le Mirial. Que ce soit pour la première formule qui a causé des cas intenses de dépressions, ou parce que vivre éternellement est… pour certains, plus une souffrance qu’une bénédiction.
— C’est ce que vous pensez ? demanda Léna surprise.
Pourquoi sinon l’aurait-il mentionné ?
Les yeux vairons de Shroder attirèrent ceux de Léna.
— Il n’y a aucun mal à avouer que la vie éternelle est difficile à assumer. Cela ne veut pas dire que l’on envisage le parjure pour autant. Vous comprenez mon point de vue ?
Léna acquiesça sans y croire, car non, elle ne comprenait pas.
Shroder continua.
— Vous êtes donc absolument certaine que votre amie n’est jamais tombée enceinte avant de prendre du Mirial ?
— Non. Elle ne l’a jamais été, je l’aurais vu.
— Et vous ?
— Je ne vois pas le rapport avec son parjure.
Shroder ferma son calepin et appuya ses coudes sur ses genoux. Il regardait le mur en face d’eux, mal à l’aise.
— En dehors de ses parents, vous êtes la seule personne à apparaître dans son appartement. Il y a des photos de vous, des notes sur le réfrigérateur portant votre nom, mais vous ne vivez pas ensemble.
Il continuait de fixer un point devant lui.
— Nous n’étions pas un couple.
Enfin, Shroder la regarda.
— Je ne cherche pas à préconcevoir quoi que ce soit, juste de comprendre ce qu’il s’est passé pour Reesha.
— Je sais. Vous êtes aimable, et je vois bien à votre langage corporel que vous êtes très mal à l’aise d’avoir posé cette question.
Shroder acquiesça et Léna continua.
— Nous n’étions pas un couple, juste des amies très proches, depuis toujours. Je ne suis jamais tombée enceinte et Reesha n’aurait pas pu en vouloir à la terre entière pour cela. Je vous l’ai dit, je ne vois aucune raison qui aurait pu la pousser au parjure, mais cela ne signifie pas dire qu’elle ne me l’aurait pas caché. De toute évidence. On ne s’ôte pas la vie pour rien.
Shroder se contorsionna sur la marche d’escalier pour attraper quelque chose dans sa poche. Il ouvrit un porte-carte et en tendit ensuite une à Léna. Elle la saisit et l’observa. Le papier était fin et friable ce qui attestait des économies budgétaires de son département. Toutefois, le style simple, mais luxueux, témoignait de l’envie de Shroder de réussir. Gareth Shroder. La carte n’était pas abîmée, il en prenait soin, il était méticuleux et soigné.
— Voici mes coordonnées, si vous pensez à quoi que ce soit, surtout n’hésitez pas.
— Vous utilisez une phrase négative.
— Que… Pardon ?
— Vous dites « n’hésitez pas » sauf que vous employez une tournure négative ainsi que le verbe « hésiter ». Vous pensez bien faire, c’est évident. Cependant, en usant de ce type de tournure, vous mettez inconsciemment l’idée de la négation et de l’hésitation dans l’esprit de votre interlocuteur. De ce fait, vous avez 15 % de chance de le dissuader de le faire.
Léna fronça les sourcils. C’était sorti tout seul. Encore une fois. Elle s’apprêtait à essuyer une remarque cinglante quand Shroder se mit à rire.
— Excellent ! Merci ! Vous êtes impressionnante, je n’avais jamais songé à cela. Vous auriez pu être prof dans un autre monde, vous auriez dû d’ailleurs !
Léna hocha la tête par automatisme. Cet homme était si différent. Statistiquement, il était improbable.
— Que devrais-je dire du coup ? demanda-t-il.
— Dire ?
— Oui. À la place de « n’hésitez pas » ?
Léna réfléchit pendant quelques secondes.
— Voici mes coordonnées, si vous pensez à quoi que ce soit, contactez-moi.
— Aussi simple que ça ?
— Oui. Contactez-moi, c’est de l’impératif, quand vous dites cela à quelqu’un, vous lui donnez une consigne. Vous pouvez aussi ajouter : tous les détails sont importants. Les policiers… vous, vous avez tendance à dire « même les plus petits détails » ou des phrases comme, « il n’y a pas de petits détails ». Sauf que petit est ici régressif… tous les détails, c’est mieux.
Shroder sourit et écrivit dans son carnet.
— Fascinant.
Il était si intéressé, si plein de vie, comment pouvait-il avoir plus de cent cinquante ans ? Les autres humains avaient depuis longtemps perdu l’énergie de s’ébahir, de découvrir, de changer. Pas lui. Pourquoi ?
— À quel âge avez-vous été préservé ? demanda Léna.
Le sourire sur le visage de Shroder fana.
— Trente-deux ans.
Il lui disait la vérité, elle le voyait, mais quelque chose paraissait étrange et Léna n’arrivait pas à mettre le mot dessus.
— D’accord.
Une autre question la démangeait, il fallait qu’elle la pose, elle ne pouvait pas ne pas le faire. Si elle n’avait pas la réponse, elle n’en dormirait pas. Elle savait qu’il y avait 99,99 % de chance que Shroder refuse de lui répondre et se mette à l’insulter, mais elle devait savoir. Elle le lirait dans ses yeux, sur son visage, elle saurait, même s’il ne voulait pas lui répondre.
— Vous êtes un immigré ?
— Pardon ? répliqua Shroder étonné.
Léna continua et se força à regarder Shroder pour analyser ses réactions.
— C’est statistiquement improbable que quelqu’un ayant travaillé pour la sécurité nationale décide de venir travailler dans la police de proximité, surtout au service des parjures.
Les lèvres de Shroder s’étirèrent.
— Peut-être que j’ai fait quelque chose qu’il ne fallait pas et qu’on m’a rétrogradé pour cela. Vous n’y avez pas pensé ?
— Si, bien sûr, mais dans ce cas-là vous ne seriez pas si impliqué dans votre travail, vous ne converseriez pas autant avec moi. Vous feriez juste comme les autres là-bas. Vous parleriez sur mon dos et sur celui de mon amie.
Gareth Shroder était de plus en plus étonnant. N’importe lequel de ses collègues se serait vexé de la question de Léna, n’importe qui lui aurait jeté des insultes au visage, mais pas lui. Il lui sourit avant de s’assurer qu’aucune oreille indiscrète ne se trouvait à proximité.
— Vous êtes vraiment très intelligente, dit-il en retournant son attention sur elle.
— Je sais.
— Oui. Vous avez raison.
Elle savait à présent. Elle aurait pu s’arrêter là, ne pas le mettre mal à l’aise, mais son honnêteté et l’étrangeté de ses réactions la poussèrent à en apprendre plus.
— D’où venez-vous ? Comment avez-vous été accepté ? Les conditions sont extrêmement difficiles à remplir.
— D’où je viens n’a plus d’importance, c’est là où je suis qui l’est, avoua Shroder. La vérité, c’est que je pensais, comme beaucoup, que rien ne pouvait m’arriver. Pas à moi. Mais je me suis trompé. J’ai tout perdu. Alors, après une longue période où j’ai imaginé en finir, je suis remonté et j’ai postulé pour un droit d’entrée sur Dioscuri. J’ai bossé quelques années avec le gouvernement et ils ont fermé le service où je travaillais. J’aime ce que je fais, madame Meyers, parce que je sais que ce qu’il y a en dehors de Dioscuri est…
Shroder ne continua pas. Il n’avait pas besoin. Ce n’était pas le premier immigré qu’elle croisait. Il y en avait un à son travail. Il était arrivé sur Dioscuri un peu plus de six décennies auparavant et était un des hommes les plus effacés avec lesquels elle travaillait. Le traumatisme de sa vie passée se lisait sur son visage. Shroder aussi portait quelque chose de lourd et de douloureux sur le sien, mais elle ne parvenait pas à discerner de quoi il s’agissait.
— Voulez-vous que je vous fasse raccompagner ? demanda-t-il.
Léna se leva et passa ses mains sur son pantalon.
— Non. Je connais les lignes de navette pour rentrer chez moi. Il y en a deux qui partent dans moins de dix minutes.
— Mais vous n’avez pas regardé votre montre !
— Je n’en ai pas besoin.
Shroder sourit. Léna s’apprêtait à partir, mais se retourna.
— Je pourrai revenir, ici, une fois que vous aurez terminé ?
Shroder se tourna et observa ses collègues. Le légiste était arrivé et avait déjà enveloppé le corps.
— Hum… Je ne sais pas vraiment, mais, disons… oui. Les enquêtes pour parjure sont très courtes. Venez avant lundi matin. Je ne vois aucune contre-indication à ce que vous le fassiez, mais ne le mentionnez à personne, c’est interdit en théorie. Nous sommes samedi, c’est la fin de semaine, les huissiers ne passeront pas, mais lundi ils feront tout enlever. L’appartement sera réassigné dès mardi.
— Merci.
* * *
Elle ne s’était pas trompée, la navette arriva à l’arrêt exactement dix minutes après. Le long véhicule volant ovale ralentit doucement avant de descendre vers le sol récupérer ses passagers. Léna monta et posa une carte magnétique sur un détecteur. Son visage s’afficha avec le nombre de voyages effectués et restants sur son abonnement. Derrière sa vitre de protection, le chauffeur ne lui accorda pas un regard. Ses deux prothèses bioniques étaient posées sur le volant et il attendait que tout le monde soit installé en regardant l’écran de surveillance sur le tableau de bord.
Léna se dirigea vers l’arrière du véhicule et fut soulagée de voir que sa place était disponible. Sur le côté droit, derrière la dernière barre de maintien, près de la fenêtre. Et par chance, il n’y avait personne sur le siège à côté.
Une fois assise, elle soupira. Une pression de plus en plus lourde appuyait sur sa poitrine. Elle ferma les yeux, souffla doucement par la bouche et se rassura mentalement. Elle serait chez elle dans trente-trois minutes. Plus que trente-trois minutes. Elle pouvait le faire. Elle l’avait déjà fait.
L’homme derrière elle sortait visiblement d’une séance de sport intense. Il se dégageait de lui une odeur de transpiration et de pieds que l’on retrouvait dans les vestiaires des salles de sport. Léna était capable de le sentir malgré la protection vitrée qui les séparait.
Trois rangées devant Léna, une femme rousse avait la tête baissée vers un livre qu’elle ne lisait pas. Ses doigts le tenaient fermement, ses lèvres étaient pincées et Léna aperçut un mouvement de mâchoire indiquant qu’elle se mordait l’intérieur de la joue. Cette femme se retenait de pleurer. Ses vêtements étaient froissés et le bas de sa jupe longue taché. Il n’avait pas plu aujourd’hui, pas depuis plus de trois jours à vrai dire. Elle ne s’était pas changée, mais ses cheveux et ses ongles étaient propres, elle s’était donc lavée. Si elle avait accès à l’eau, pourquoi n’avait-elle pas nettoyé sa jupe ?
La navette accéléra et s’éleva d’une dizaine de mètres pour reprendre le trafic. Les feux de signalisation arrêtèrent les autres véhicules pour leur laisser le passage et une fois sur le couloir aérien, le véhicule accéléra. Léna sentit son dos se coller au dossier du siège et ferma les yeux le temps de l’accélération. Il lui arrivait parfois de prendre plusieurs navettes dans le seul but de profiter de ces quelques secondes d’accalmie où son cerveau se mettait en pause. Elle ne ressentait rien hormis la sensation de l’accélération qui l’enfonçait dans son fauteuil.
Son répit disparut trop vite à son goût. Elle rouvrit les yeux.
Et tout lui revint.
Elle revit l’agent Shroder se présenter à son bureau pour lui demander de le suivre, puis lui ouvrir la portière de sa vieille carrosserie pour la laisser entrer. Elle revit les vieux monuments du centre-ville côtoyer les immenses gratte-ciel à travers la vitre propre. Elle revit le corps allongé sous le drap, l’arme au sol, les morceaux de cervelle sur le côté gauche du lit. Elle entendit de nouveau les rires des policiers qui se moquaient de Reesha, puis leurs remarques sur elle. Ils l’avaient traitée de bête.
Léna sentit ses yeux chauffer et une larme roula le long de sa joue droite. Elle leva sa main vers son visage et l’effaça du bout des doigts. Pas encore. Elle devait attendre d’être chez elle, là où personne ne la verrait.
Par la vitre, les gratte-ciel défilaient les uns après les autres en ondulant vers le ciel. Mélange de vitrages et de revêtements blancs, plusieurs d’entre eux étaient reliés par des ponts de verre sur plusieurs niveaux. Le High Circle était composé des plus grandes avancées architecturales de Dioscuri. Des bâtiments de plusieurs centaines de mètres de haut étaient accessibles par filantes sur plusieurs niveaux, bien au-dessus du sol où les simples carrosseries y avaient accès par la route.
La navette passa au-dessus d’une large bouche souterraine en verre. En forme de fleur, elle s’étendait sur cinquante mètres au milieu d’un carrefour clef du High Circle et permettait d’accéder aux édifices souterrains.
Léna tourna la tête légèrement vers la gauche et observa l’immense silhouette de la tour Mirage surplomber Dioscuri. Il s’agissait du seul bâtiment construit partiellement en obsidienne. L’ancienne lave rocheuse que l’on avait pu trouver autrefois sur Dioscuri au début de sa colonisation avait donné son nom à la monnaie qui était toujours utilisée. La Tour Mirage s’élevait sur 2876 mètres de haut et 436 étages. Son sommet était composé de plusieurs aménagements ovales et ronds qui accueillaient le siège de l’Orprogrom.
Un écran descendit du milieu du plafond et passa une publicité pour un nouveau complexe de condos à la périphérie intérieure du Low Circle. Le présentateur surjouait son enthousiasme à la vue des bâtiments faits de panneaux mouvants végétalisés. Le toit était tout particulièrement mis en avant, avec ses trois piscines à niveaux et ses jardins suspendus. Le projet était destiné à ne jamais voir le jour, aucun habitant du First et du High Circle n’irait s’enterrer dans le Low Circle, et personne du Low n’aurait jamais les moyens d’acquérir ce type d’habitation.
Léna reporta son attention sur les voies aériennes de circulation.
Elle ferma les yeux, soupira et inspira profondément.
Elle était bientôt arrivée.
Enfin, la sensation distinctive de la navette qui ralentissait à l’approche de sa station poussa Léna à rouvrir les yeux.
Elle se leva, avança dans l’étroit couloir et attendit l’ouverture des portes. Elle ajusta ses gants et resserra son manteau autour d’elle, puis, elle laissa son regard dériver vers la femme rousse. Elle était toujours là alors qu’il ne restait que deux arrêts à la navette. Elle tenait encore son livre et n’avait pas changé de page. Des marques rondes et humides parsemaient les feuilles jaunies.
La porte arrière coulissa et invita Léna à sortir.
À l’extérieur, l’air frais la vivifia et l’aida à retenir ses larmes. La rue était calme, les gens travaillaient. Elle aurait dû être en train de travailler elle aussi.
L’image du corps de Reesha sous le drap la frappa de nouveau et elle accéléra. Son immeuble n’était plus très loin.
Après plusieurs minutes, elle ôta son gant droit et passa enfin sa main sur le détecteur d’empreinte de son immeuble. La porte coulissa et elle pénétra dans le bâtiment d’acier et de verre. La soufflerie se mit en route.
Léna resta immobile le temps que l’air chaud et les rayons UV la désinfectent. Puis, quand le souffle disparut, elle fonça vers l’ascenseur.
Arrivée devant la porte de son appartement, elle haletait. Une salve d’émotions la déchirait de toute part. Elle ne pouvait plus les contenir.
Léna chancela devant sa porte et dut prendre appui sur le mur pour ne pas tomber. Elle percevait les senteurs de tous les habitants présents, les battements de leurs cœurs, les vibrations de leurs poids sur le sol lorsqu’ils marchaient… Elle entendait leurs respirations et la soufflerie du rez-de-chaussée.
Elle approcha sa main tremblante du détecteur. Son bras était pris de secousses et elle posa sa main de travers.
L’écran passa au rouge.
« Recommencez. Empreinte non lisible. Deuxième essai. »
Léna ferma les yeux. Elle inspira profondément et serra son poing pour empêcher ses doigts de trembler. Ses lèvres frémissaient et ses jambes menaçaient de ne plus la supporter très longtemps.
Elle rouvrit les yeux et se concentra. Elle posa sa main sur le détecteur et l’écran passa au vert.
« Accès autorisé. Bienvenue, Léna. »
Léna n’attendit pas que la porte ait entièrement coulissé avant de s’engouffrer dans l’appartement. Les spots de l’entrée s’allumèrent et Léna tomba à genoux sur le sol alors que la porte se refermait derrière elle.
— Éteins la lumière, souffla-t-elle avant de s’écrouler sur le côté.
L’intensité de la lumière diminua tandis que Léna se laissait glisser sur le sol. Elle recroquevilla ses jambes contre son torse et enroula ses bras autour d’elles. Elle hoqueta alors qu’un sanglot lui déchirait la gorge. Son corps entier tremblait. Son sang battait dans ses oreilles. Ses poumons étaient écrasés par le poids de sa cage thoracique. Elle était en train d’étouffer dans son propre corps.
Elle se vit rejoindre Reesha là où elle se trouvait désormais et souhaita presque que cela soit le cas.