Pris dans la toile - fin alternative
© Alex Sol
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Mot de l'autrice
Cette fin alternative a été écrite immédiatement après que j’ai terminé Pris dans la toile. Cependant, je n’ai pas jugé intéressant de la rajouter au roman. En effet, la fin actuelle de Pris dans la toile a bien plus d’impact.
Cette fin alternative sonne alors plus comme une fanfiction, mais de la part de son autrice elle-même.
Elle est à lire après avoir lu Pris dans la toile et uniquement si on désire savoir ce qui arrive à Assane après les dernières lignes.
À noter : elle n’est pas passée entre les mains d’une correctrice professionnelle. Quelques fautes et coquilles peuvent s’y trouver.
Bonne lecture
Alex Sol
LE PARLOIR
1
Le parloir était bruyant. Malgré l’épaisseur des murs, les cris des autres détenus, ainsi que leurs exclamations, résonnaient dans toutes les directions. Parfois, un surveillant leur hurlait de se taire et le silence retombait quelques secondes avant que le capharnaüm revienne progressivement.
Assane attendait, assis sur la chaise derrière la table. Une vitre sale le séparait d’espace du visiteur. Il espérait juste que les traces suspectes qu’il voyait étaient simplement de la crasse et pas autre chose. Il savait ce que certains faisaient lorsque leurs « amies » les retrouvaient au parloir.
La pièce avait été lavée récemment, on pouvait encore déceler dans l’air l’odeur synthétique de pin du liquide tout-usage qu’ils utilisaient partout.
Assane avait reçu une demande de visite de la part d’une nouvelle avocate. Il ne savait pas trop ce qu’elle lui voulait, cela faisait déjà deux ans qu’il avait été déclaré coupable. Y avait-il du nouveau ?
Son pied frappait le sol sur un rythme rapide alors qu’il tirait sur le tissu de son pantalon en se mordillant l’intérieur de la joue.
Des bruits de pas se rapprochèrent, mais passèrent devant la porte sans s’arrêter. Ce n’était pas pour lui.
Assane soupira. Il voulait retourner à sa cellule, à ses cahiers et ses toiles sur lesquels qui occupaient la plus grosse partie de son temps. Il s’y était fait. Un agent l’avait repéré et vendait ses tableaux qu’il peignait pendant les moments de loisirs encadrés. Le fait qu’il soit incarcéré lui donnait une cote de popularité particulièrement glauque, mais il ne se plaignait pas. Il avait appris à s’y faire. C’est ce que le psychologue de la maison centrale lui avait conseillé. S’y faire. Accepter.
De nouveau, des pas se firent entendre avant de s’éloigner. Ce n’était toujours pas pour lui.
Assane soupira et tira ses bras en arrière pour détendre son épaule douloureuse. Elle ne s’était jamais complètement remise. Les séances de kinésithérapie n’étaient pas régulières et il n’avait pas de quoi travailler en cellule. On ne lui laissait pas avoir grand-chose, il était en quartier surveillé. Ici, il était, Assane, le tueur de masse.
Des pas résonnèrent et ralentirent à l’approche de son parloir. Assane se redressa. La poignée s’abaissa et la porte s’entrouvrit.
Un nez apparut, puis une tête et enfin un corps entier.
Assane recula dans sa chaise avant de se lever.
— Bonjour, Assane.
La respiration du prisonnier s’accéléra et la colère qu’il avait passé tant de temps à calmer et à rejeter l’envahit de nouveau. Son cœur cogna si fort dans sa poitrine que c’était comme s’il cherchait à se jeter sur la personne qui venait d’entrer pour l’attaquer.
— Assieds-toi, s’il te plaît. J’aimerais juste parler.
Le bouton d’appel pour demander à sortir était derrière lui. Assane pourrait appuyer s’il le désirait. Il pourrait stopper tout ça, quelle que soit la raison pour laquelle elle était venue.
Des flashs de souvenirs de son arrestation ainsi que du procès qui suivit lui revinrent en mémoire. Le moment où il avait compris que Noémie s’était libérée peu de temps après l’avoir épargnée — incapable de la tuer — et qu’elle avait retrouvé Rashed et Marc avant qu’ils ne trouvent comment s’échapper. Il entendit de nouveau ses propres tentatives d’explications, de supplications pour qu’on le croie. Il revit les présentations des preuves, les vidéos de surveillance du couloir où il avait manqué de tuer Noémie, la petite télécommande dans sa poche qui portait ses empreintes. Il se revit comprendre qu’il avait été enlevé et drogué un jour avant les autres afin de disparaître de la circulation et de donner au futur témoignage de Noémie Pradel, la seule survivante, un poids implacable. Personne n’avait vu Assane depuis la veille, il aurait pu préparer et commettre les crimes dont il était accusé. Noémie Pradel, elle, avait été vue plusieurs fois avant de disparaître le mercredi après-midi.
Le visage d’Assane avait été partout, dans les journaux, sur les réseaux sociaux, aux bulletins d’informations où les détracteurs anti-immigration avaient profité de l’affaire pour effrayer la population. Sur les lèvres de tous les Français, à la pause déjeuner, café, en réunion, chez la boulangère…
Son prénom n’avait jamais été moins donné à des nouveau-nés. Les pires lettres de menaces qu’il avait reçues avaient été celles envoyées par des immigrés sénégalais. Pour eux, il était une disgrâce, une honte. Il ne représentait pas leur culture et leur nation. Il les faisait tous passer pour des « sauvages ».
— Je n’ai rien à te dire, Noémie.
— Toi non, mais moi oui. Et je suis sûre que tu aimerais connaître la raison de ma présence ici.
Assane se raidit, mais se rassit. Il poussa dans ses pieds et recula au maximum la chaise de la table qui le séparait de la jeune femme.
Elle s’était fait passer pour une avocate. C’était plutôt bien joué, il ne se serait jamais douté qu’elle puisse venir lui rendre visite un jour.
Elle avait changé. Elle était moins maigre, ses joues étaient plus pleines et plus roses. Elle paraissait en meilleure santé. Malgré ses cheveux plus foncés et l’absence de lentilles de contact de couleur, Assane ne pouvait pas ne pas la reconnaître. Elle avait troqué les habits sombres pour une chemise à fleurs et un jean pâle. Les manches remontées de sa chemise dévoilaient des cicatrices de différentes formes, signes des tortures qu’elle avait subies de son père et de ses séances d’automutilation.
— Tu as plutôt bonne mine, remarqua Noémie.
Assane ne répondit pas et croisa les bras sur sa poitrine. Un sourire doux s’étira sur les lèvres de la jeune femme.
— Compte tenu des circonstances, je veux dire, reprit-elle.
Elle observa le petit parloir à la peinture défraîchie et au mélange d’odeurs douteuses. Des micro-expressions de dégoût traversèrent son visage. Ses mâchoires se contractèrent, elle pinça les lèvres et une ride se creusa entre ses sourcils.
— Il paraît que vous devez payer pour laver votre linge. J’ai appris ça en écoutant d’autres femmes discuter en attendant d’entrer. Elles font des machines pour leurs mecs ou leurs frères. Si tu as besoin, je veux dire, si tu veux, je pourrais t’en faire de temps en temps. Ça nous donnerait l’occasion de parler.
Assane resserra ses bras contre lui. Que cherchait-elle à faire ? Qu’allait-elle dire ? Cela ne lui avait donc pas suffi de le piéger, il fallait qu’elle vienne le narguer et le torturer, maintenant qu’il avait été jugé coupable de l’enlèvement et du meurtre des autres.
— Je pourrais me lever et appeler pour sortir d’ici, énonça-t-il.
— Mais tu ne le feras pas.
— Tu crois ça ?
— Tu l’aurais déjà fait. Et puis, tu veux comprendre, n’est-ce pas ? Ou du moins, tu dois avoir envie de cracher ta haine sur moi. Je t’en donne l’occasion.
— Comprendre quoi ? Que tu m’as piégé ? Il n’y a plus rien à comprendre. J’ai eu tout le temps d’y penser, tu te doutes bien.
Son ton était calme. Il regardait Noémie de haut, ce qui avait pour effet, il le savait, de l’agacer, même si elle ne le montrait pas.
— Comprendre comment je m’en suis sortie.
— En m’accusant. En me piégeant.
— Je voulais dire, comment je suis sortie de là. Comment j’ai réussi à me libérer des liens que vous m’avez posés.
Assane pouffa. Elle allait donc rester dans le rôle de la pauvre petite victime. Elle était maline, elle n’allait pas prendre le risque de divulguer sa supercherie.
— Je n’ai pas besoin que tu me le dises, dit-il, j’ai fait mes recherches. Tu as fait semblant d’être inconsciente, puis tu as forcément contracté les bras et les jambes pour créer un espace. Tu avais donc assez de place pour dénouer les liens. Il suffit de regarder en ligne, il y a des dizaines de méthodes différentes. Tu nous as fait croire que tu étais bien plus faible que tu ne l’étais. On était fatigués, assoiffés, affamés, on avait été torturés pendant des heures ! Rashed n’était pas assez alerte et nous non plus, on n’a pas vu ce que tu avais fait.
Noémie hocha la tête en silence. Il l’avait empêché de parler, elle ne devait pas aimer ça, mais avec elle, comment savoir ? Elle manipulait tout, elle avait toujours plusieurs coups d’avance. Ce qu’Assane ne comprenait pas, c’était sa présence ici. Oui, elle voulait le narguer, s’amuser avec lui, lui prouver sa supériorité intellectuelle, mais pourquoi maintenant, après deux ans ? Il n’y avait aucune logique. Toutefois, c’était en cela qu’elle était experte : cacher sa logique, son but.
— Pauvre Rashed, soupira Noémie, il n’a pas supporté tout ça. Quand je pense qu’il m’a attaquée. Tu lui as bien fait tourner la tête !
Assane ricana. Elle n’était pas ici pour avouer. Elle allait faire particulièrement attention à chacun de ses mots.
— Il t’a attaquée parce que tu nous menaçais avec une arme.
— Oui. Pour ma propre défense.
— C’est vrai, avoua Assane, tu te défendais.
Noémie réagit. Ses sourcils se levèrent l’espace d’une seconde avant de reprendre leurs places. Ce n’était pas grand-chose vu de l’extérieur, mais faire sortir cette femme de son rôle était pour Assane d’une grande satisfaction.
— Tu te défendais, continua-t-il, parce qu’on avait compris ce que tu faisais. Nous n’étions pas des dangers pour toi, non, pas pour ta vie en tout cas. Ce qui l’était en revanche, c’est qu’on s’échappe tous les trois du bunker vivants et qu’on explique ce qui s’était passé, ce que tu avais fait. Donc oui, tu dis la vérité quand tu racontes que tu te défendais. Tu défendais ta version des faits, ton histoire.
Les commissures des lèvres de Noémie se rehaussèrent.
— Je ne suis pas la seule à aimer jouer avec les mots.
— On a le temps de penser ici. J’ai souvent l’occasion de me replonger dans les détails du procès, de l’accusation et de ton témoignage.
— Je vois.
— Tu m’as fait passer pour quelqu’un que je n’étais pas.
— Qui donc ?
— Un génie maléfique. Ceux qu’on ne voit que dans les films, un psychopathe, la totale. Mais après tout, la réalité n’est pas si différente de ta version, à quelques inversions de personnages près.
— Génie… Le mot est un peu fort, tu ne penses pas ?
Elle n’avait pas relevé le terme de psychopathe, elle savait qu’il l’avait dit pour la faire réagir.
— C’était ingénieux, très ingénieux. Faire en sorte que tout le monde meure sauf toi et une seule autre personne. Je me demande si tu avais parié sur moi depuis le début.
— Parié comment ? Je ne vois pas de quoi tu parles.
— Sur le fiancé éploré. C’était parfait pour toi ! Tu n’avais plus qu’à prouver ta relation avec Sabrina pour m’accuser de jalousie et de rancœur. C’est ce que tu as fait d’ailleurs. Tu pouvais sortir de là en tant que victime. Il t’a simplement suffi de faire en sorte que je prenne la télécommande avec moi et même sans ça, je suis certain que tu aurais trouvé comment faire.
Noémie hocha plusieurs fois la tête et observa les tâches sur les murs, ses deux mains posées sur ses genoux.
— Si ce que tu dis est vrai, comment est-ce que j’aurais pu anticiper que tu ne me tuerais pas ?
— Tous les plans ont une partie de risque. Tu ne pouvais pas le prévoir avec certitude. Et puis, tu pouvais aisément te détacher si tu le souhaitais. Sans parler du fait que tu as su utiliser la marque de ma main sur ton cou à ton avantage.
Noémie sourit lorsqu’Assane mentionna le mot « risque ». C’était donc cela, une prise de risque. Si seulement il pouvait le lui faire dire à haute voix.
Assane leva les yeux et observa la pièce. Il n’y avait aucun système d’enregistrement. Si Noémie avouait ici, il n’aurait aucune preuve. Cela ne servirait à rien.
— Les caméras de surveillance ont filmé l’attaque, dit Noémie, Rashed m’a attachée et tu as failli me tuer. Seuls les remords t’ont stoppé.
— Oui… Oui… Quel hasard d’ailleurs que l’enregistrement sonore dans la pièce n’ait pas fonctionné ! Tout le monde aurait su que tu t’étais fait passer pour quelqu’un d’autre. Sans parler des caméras du couloir qui n’étaient pas dotées de micro. Oh ! Et bien sûr le fait que tu tournais la tête dès que tu parlais pour cacher tes lèvres. Pratique. Il y aurait eu une caméra dans cette réserve, celle où tu m’attendais, tu serais de ce côté-ci du parloir.
— Et toi, de l’autre ?
— Non. Je ne serais jamais venu te voir.
Noémie soupira et tapa un rythme avec le bout de ses doigts sur la table qui les séparait. Elle souffla une fois de plus et appuya son menton dans sa main.
— Ce n’est même pas surprenant.
Assane ricana. Il avait commis une erreur, il le sentait. Ils jouaient un jeu, et il avait posé la mauvaise carte. Quelle était la bonne ? Il n’en avait aucune idée.
Noémie se leva et fit mine de défroisser ses vêtements.
— Je m’ennuie, je vais partir. Tu veux que je te fasse une lessive, oui ou non ?
2
Lorsqu’Assane reçut une nouvelle demande de visite, il hésita à la déchirer et à demander aux cuisines de la brûler. Une nouvelle avocate. Une identité différente.
Noémie était passée deux mois auparavant et n’avait jamais ramené ses affaires. Il avait dû troquer plusieurs de ses biens, notamment sa console portable pour se procurer des vêtements neufs. Il n’avait pas eu trop de difficultés, il connaissait bien un des surveillants, il était un des détenus les plus sages, comme ils disaient. Cela l’avait tout de même agacé. Qu’avait-il cru ? Qu’elle reviendrait vraiment comme elle l’avait promis, deux semaines plus tard ? Non, Assane avait su dès le départ, dès qu’il avait vu passer sa silhouette par la porte que chacun des mots qu’elle prononcerait serait un mensonge, mais il devait saisir l’opportunité, il n’en aurait probablement jamais eu de nouvelle ni de meilleure. Elle jouait un rôle, ce n’était que du bluff.
On l’installa devant la table, dans un parloir différent, mais en tout point similaire au premier, y compris pour l’odeur désagréable ainsi que les tâches suspectes puis on lui retira ses menottes.
Quelque chose glissa dans la poche de son pantalon. Assane avait réussi à négocier l’achat d’un dictaphone. Il l’avait payé vingt fois le prix, mais ici, tout était plus cher. Il fallait soudoyer tout le monde, y compris ceux qui pourraient tomber déçu et qu’il faudrait convaincre de garder le silence.
— Une heure trente, précisa le surveillant noir de deux mètres au crâne rasé, ou avant si tu nous appelles.
Assane acquiesça. Il savait comment ça se passait.
Il attendit une quinzaine de minutes que sa visiteuse arrive enfin. Il savait que c’était elle.
Noémie entra. Elle avait encore changé. Ses cheveux étaient roux et raides, probablement une perruque et ses yeux étaient eux aussi d’une couleur différente. Elle portait une salopette en jean trop grande sur un pull vert bouteille. Elle fit un remerciement gêné de la tête au surveillant et la porte se referma derrière elle. Lorsqu’ils furent seuls, elle laissa tomber l’acte de l’avocate un peu effrayée. Ses épaules s’abaissèrent, son dos se redressa. Les bracelets à ses poignets tintèrent entre eux quand elle décroisa ses bras afin de poser ses mains sur ses genoux. Elle sourit à Assane.
— J’ai oublié de prendre tes vêtements, j’espère que tu ne m’en veux pas.
Noémie revint deux semaines plus tard. Si elle ne lui avait pas rapporté ses vêtements, elle lui en avait acheté d’autres. Fait assez étrange, Assane les trouvait à son goût, et ils étaient assez sobres pour qu’aucun codétenu ne lui déboîte la mâchoire pour les lui dérober.
Assane n’était pas certain de saisir pourquoi elle agissait ainsi, venir le voir, lui parler, créer ces nouvelles identités à chaque fois, mais il essayait de s’en servir au mieux dans son intérêt. Lorsqu’elle ne se faisait pas passer pour une avocate, Noémie prétextait être membre d’une association de visite au détenu. À chacune de ses visites, Assane cherchait à la faire parler, parfois avec plus ou moins de manipulation et de finesse que d’autres. Il avait même tenté la confrontation directe. Elle avait secoué la tête, presque déçue, et avait décrété qu’elle s’ennuyait. Assane comprit alors que pour la faire rester, il devait utiliser une tactique différente.
Entre la troisième et quatrième fois, il se passa cinq mois. L’écart fut si long qu’Assane pensa qu’elle ne reviendrait plus jamais. Il souhaita qu’elle ait eu un accident. Il s’endormit en imaginant les divers scénarios qui auraient pu se produire. Pourtant, au fond de lui, une petite partie de lui savait qu’elle ne disparaîtrait vraiment jamais. Elle rôderait toujours pour lui faire comprendre qu’elle avait gagné et qu’il avait perdu. Les différents délais entre ses visites n’étaient là que pour le perturber. À moins qu’elle n’ait eu d’autres projets et qu’elle ne soit en ville qu’en de rares occasions.
Assane réfléchissait à toutes les possibilités et lui posa une fois la question, lors de sa sixième visite.
— Tu n’es pas très régulière. Dès je crois saisir quand tu vas passer, c’est comme si tu doublais ce laps de temps là. Et lorsque je pense être débarrassé pour plusieurs mois, tu reviens une semaine après.
— Je suis imprévisible, cela te surprend ?
— Non. Pas vraiment, mais un avertissement serait apprécié.
— Cela ne serait pas drôle si je te prévenais.
— Oh, tu sais. Quand je reçois la demande de visite, ce n’est plus vraiment une surprise.
— Je t’ai ramené quelque chose, le coupa-t-elle, on m’a dit que je pouvais te le donner, mais j’ai bien cru que les surveillants à l’entrée allaient le découper en deux avant d’accepter. Je me demande ce qu’ils ont pensé que je pourrais cacher là-dedans. Mais, une fois qu’ils ont bien vérifié qu’il s’agissait bien d’un livre et seulement d’un livre, ils se sont marrés.
La jeune femme, qui avait cette fois-ci les cheveux courts et blancs, fit passer le livre par l’espace prévu à cet effet entre la vitre et la table.
— L’antiguide de la manipulation, lut Assane, euh… merci ?
— Je t’en prie. Ce n’est pas grand-chose. Je me suis dit que ça te ferait une distraction. J’ai bien compris ton jeu de petites questions, mais ce n’est vraiment pas malin… Alors j’ai pensé. — elle fit une pause — Bref, c’est afin de corser un peu le jeu.
Corser un peu le jeu, pensa Assane. Si seulement il n’y avait pas cette vitre entre eux.
Noémie inspecta ses ongles. Elle n’avait pas l’air satisfaite de leur couleur jaune moutarde.
— J’ai vu que tu vendais de plus en plus de toiles, continua-t-elle sans le regarder. C’est morbide, mais intéressant. C’est fou la fascination des gens pour les faits divers et les tueurs.
Faits divers, le terme fit réagir Assane, mais il tenta de le cacher et de changer de sujet.
— Tu n’es pas venue ici pour parler de mon cercle d’acheteurs, n’est-ce pas ?
— Non, non. J’étais de passage. Enfin, pas loin quoi.
De passage, pensa Assane, elle ne vivait donc pas en ville. Cela pouvait expliquer ses visites si hasardeuses.
Noémie quitta ses mains des yeux et son regard se posa sur Assane.
— Pour le travail ? demanda-t-il.
Elle haussa les épaules.
— Tu ne m’en diras pas plus ?
— Ce n’est pas intéressant. En tout cas, pas aussi passionnant que les points de suture sur ton arcade sourcilière.
La main d’Assane remonta par réflexe vers son visage et il s’arrêta à quelques centimètres de sa blessure.
— Oh, ça. Ce n’est pas grand-chose.
Noémie sourit en l’entendant répéter sa phrase d’un peu plus tôt.
— Tu as des ennuis ?
S’intéressait-elle vraiment à son quotidien en prison ? Ou était-ce encore un jeu ? Il devait constamment danser d’un pied à l’autre avec elle, trouver le juste milieu pour ne pas se laisser dévorer.
— Non. Simplement ce type qui voulait en imposer en arrivant. Il va bien finir par se calmer.
— Je pourrais t’aider, tu sais.
— Je ne pense pas, non.
— Je connais des gens.
Assane secoua la tête. Comme si cette fille pouvait faire quelque chose pour lui. Si tant est qu’elle en ait vraiment envie.
— Changeons de sujet, proposa Assane, ton travail te fait voyager, c’est bien ça.
— Celui-là.
— Mm. Tu ne restes pas longtemps ?
— Pourquoi ? Tu veux que je revienne demain ?
— Je ne pense pas être capable de te convaincre de venir ou de ne plus venir.
— Tu pourrais refuser mes demandes de visites.
— Vraiment ? On peut faire ça ? Je l’ignorais, je m’en souviendrai.
— Je doute fort que tu l’ignores, spécifia Noémie.
— Qu’est-ce que tu as fait du bunker ? Tu l’as vendu ?
— Non, papa n’aurait jamais voulu…
Noémie fronça les sourcils et sa mâchoire se contracta. Puis, très vite, son visage redevint impassible et elle décroisa et recroisa les jambes.
— Malin, très malin.
Elle souriait à présent.
Oui, Assane avait bien joué sa carte. Il était étonné qu’elle garde le bunker après tout ce qu’elle y avait vécu. Il avait effectué des recherches sur elle et son père, Lionel Pradel, et avait relu les articles de Sabrina sur le sujet, enfin ceux auxquels ils pouvaient avoir accès depuis un des ordinateurs de la maison centrale. Le père de Noémie avait été un ingénieur reconnu avant de basculer dans la collapsologie. Après avoir rejoint un groupe de fanatique, il était parti de son côté, avait acheté un terrain sous lequel un vieil abri n’était plus répertorié, l’avait étendu et perfectionné. Il avait continué de travailler à distance grâce à des routeurs internet capables de dissimuler sa présence et y avait enfermé Noémie alors qu’elle n’avait que cinq ans. L’enfant avait grandi et était devenu une femme. L’importante question était : Noémie avait-elle tué son père pour se libérer ? Aucun article ne stipulait les causes de sa mort. Les rares fois où elle parlait de lui, il n’y avait pas de rancœur dans sa voix, mais plutôt, une sourde et sombre nostalgie.
Assane avait relu, à l’époque, une ébauche inexploitée du rapport d’interview que Sabrina écrivait pour les sujets de sociologie de son père mentionnait les cicatrices sur le corps de la jeune femme. Cela l’avait marqué, mais il avait fini par oublier. Jusqu’à son incarcération. Il avait plongé dans ses souvenirs pour trouver une raison à ce qui lui arrivait. Son avocat de l’époque lui avait apporté le fruit de ses recherches sur Noémie Pradel, même si cela n’avait pas changé l’issu du procès. Toutes les cicatrices de Noémie n’avaient pas été infligées lors de séances d’entraînement au combat. Lionel Pradel avait entraîné sa fille à supporter la torture. Il l’avait façonnée afin de survivre à la société qui l’effrayait tant, sans se douter qu’un jour, ce serait le monde qu’il avait créé pour elle que sa fille rejetterait et qu’il deviendrait alors son bourreau.
— Je ne vois pas de quoi tu parles, finit par répondre Assane après ses réflexions.
— Je suis contente, à peine je t’offre ce livre, tu tentes quelque chose. Je me demande ce qu’il se passerait si je revenais avec un essai de philosophie lors de ma prochaine visite, ou un livre sur la physique quantique. Oh ! Je pourrais t’offrir Les Évadés de Stephen King !
— On l’a à la bibliothèque, tout le monde l’a lu au moins une fois ici, même ceux qui ne lisent pas d’ordinaire. C’est un peu le rite de passage. Ça fait rire les matons.
Elle laissait tomber sa garde petit à petit, Assane le voyait. Elle ne venait pas juste pour le tourmenter, elle appréciait de plus en plus ces rencontres.
— Alors ? demanda Noémie, la fois suivante.
— Alors quoi ?
Il savait très bien de quoi elle parlait. Il ne l’en avait pas crue capable et il devait avouer l’avoir sous-estimée. Il n’avait aucune idée de comment elle s’y était pris pour atteindre celui qui l’avait frappé en prison, mais le détenu en question avait fini inconscient à l’infirmerie le lendemain du passage de Noémie.
— Des nouvelles ?
— Un type s’est suicidé la semaine dernière.
Noémie acquiesça. Elle savait qu’il savait et cela semblait lui suffire.
— Pauvre gars. Il lui restait longtemps ?
— Ici, ce n’est pas des peines courtes.
Sa visite, trois mois plus tard, fut une catastrophe. Noémie, sous l’identité de Sœur Marie-Augustine, arriva déjà ennuyée et fatiguée. Ses réparties n’étaient pas aussi acerbes et elle semblait constamment ailleurs. Son teint était plus pâle que d’habitude, et cela n’avait pas de rapport avec son changement de style. Assane n’avait pu discuter de rien avec elle. Elle ne répondait que par monosyllabe. C’était la première fois où il devait faire la conversation.
Noémie était repartie au bout d’une dizaine de minutes seulement. Ce qu’Assane ne comprenait pas, c’était la raison de sa visite du jour. Elle était de toute évidence ailleurs et Assane savait que cela n’avait rien à voir avec lui. En partant, elle avait eu l’air plus désespérée qu’en colère.
Il ne l’avouerait à personne, mais Assane avait appris à apprécier ces visites impromptues. Le fait de ne pas savoir quand et si elle reviendrait, l’occupait. Elle le distrayait, peut-être aujourd’hui encore plus qu’il ne la distrayait elle. Elle lui avait donné un nouveau projet, un nouvel espoir. Du reste, les écarts de temps entre leurs tête-à-tête lui permettaient de parfaire ses idées.
Si Assane se comportait bien assez longtemps, s’il arrivait à convaincre l’établissement qu’il n’était pas dangereux, il pourrait avoir le droit au parloir sans vitre, et là…
Là, oui, il pourrait avoir sa vengeance.
Noémie était de bien meilleure humeur lorsqu’elle revint quatre mois plus tard, sous couvert d’une autre identité d’avocate. Son teint avait pris des couleurs et elle avait gagné en muscle. Ses vêtements étaient plus chics qu’à l’accoutumée et elle arborait une bague à son annulaire gauche. Était-elle fiancée ? La portait-elle pour le pousser à s’intéresser ? Il ne lui ferait pas ce plaisir. Il ne la regarderait pas.
Elle était blonde, les cheveux aux épaules, avec des lentilles de contact vertes. Elle portait un jean noir et une tunique à fleurs par-dessus. Elle ressemblait à Sabrina, songea Assane.
— Tu as vu les infos, récemment ? le questionna-t-elle.
Il sortit de ses pensées et glissa sa main dans la poche de son pantalon de sport.
— Pourquoi me demandes-tu ça ?
— Oh, pour rien, juste pour savoir si tu étais un peu au courant de ce qu’il se passe ailleurs.
— Ailleurs où ?
— Oh ailleurs, dans d’autres prisons, par exemple.
Il se retint de réagir. La mort de Sébastien Vannier. Le détenu avait été retrouvé mort dans son lit au petit matin, plusieurs semaines auparavant. Les légistes n’avaient rien trouvé. Son décès restait un mystère. Même ici, dans le quartier d’Assane, on parlait de cette mort étrange. Certains détenus avaient peur, des rumeurs de fantômes des victimes passaient de cellule en cellule, les chuchotements parlaient de forces obscures.
— Tu sais de qui je parle, continua Noémie, je le vois sur ton visage.
— Très bien, tu le sais. Et après ? Je devrais me sentir désolé pour ce type ?
— Oh non ! Il n’a eu que ce qu’il méritait. Toi, comme moi, le savons, pas vrai ? Après tout, c’est à cause de cet homme que nous avons perdu Sabrina.
Assane ne répondit pas, mais la dernière phrase de Noémie repassa dans son esprit.
« C’est à cause de cet homme que nous avons perdu Sabrina. »
Elle avait insisté sur le nous.
Il la fixait, le visage impassible. L’avait-elle fait tuer ? Il l’en pensait capable. Ou alors, peut-être cherchait-elle seulement à le manipuler, une fois de plus. Cependant, elle ne savait pas que les rôles étaient en train de s’inverser, Assane la comprenait de mieux en mieux.
— J’ai acheté une de tes toiles, annonça Noémie, cher ! Dis-moi, ton agent s’en met plein les poches ? Ou bien est-ce qu’il déclare tout pour que tu rembourses tes dettes à l’État ? J’imagine qu’il pourrait te mettre un peu de blé de côté pour le jour où tu sortiras.
Il n’était pas prévu qu’Assane soit libéré, il avait été condamné à perpétuité.
— Tu l’as installée chez toi ? la questionna-t-il.
— Pas encore. Je ne sais pas où l’accrocher. Peut-être dans le garage…
Elle remonta ses mains sur son visage et les posa sur ses joues. Elle sourit, et pencha la tête sur le côté.
Assane s’apprêtait à lui demander où se trouvait ce garage quand ses yeux, malgré lui, se posèrent sur la bague à son annuaire gauche.
Son cœur accéléra.
En face de lui, Noémie continuait de le regarder. Son sourire était plus franc, ses lèvres découvraient ses dents.
La respiration d’Assane se bloqua.
Elle n’était pas fiancée. La bague à son doigt n’avait pas pour but de le pousser à s’intéresser à elle. Elle était là pour le faire réagir.
Elle portait la bague de fiançailles qu’Assane avait offerte à Sabrina.
Le prisonnier serra ses poings sous la table et referma la bouche.
Ne pas réagir. Ne pas réagir. Ne jamais lui donner ce plaisir.
Il s’était entraîné à ça, il savait qu’il ne devait pas se mettre en colère.
Espèce de tarée ! hurla-t-il intérieurement.
En d’autres circonstances, il aurait plaqué ses mains sur la table et l’aurait insultée. Il aurait tapé à la vitre, aurait attrapé sa chaise pour la fracasser dessus. Il aurait laissé la tempête de rage qui grandissait en lui depuis des années éclater.
Cependant, il se retint. Il repensa à toutes ses nuits allongées sur son lit à réfléchir à comment la coincer, comment la pousser à l’erreur. Ses pensées dérivèrent sur Marc, comme elles le faisaient de plus en plus souvent ces derniers mois. Il imagina la réaction de son ex-beau-père, le revit décortiquer chaque aspect d’une question et poser ses arguments avant de présenter son idée.
Assane respirait par à-coups à présent, sa cage thoracique menaçait d’exploser.
Il détourna les yeux, se leva et tourna le dos à Noémie pour appuyer sur le bouton d’alerte du surveillant.
Il l’entendit bouger derrière lui, la chaise crissa sur le sol. Assane baissa la tête et attendit.
— Assane ? l’appela Noémie.
La porte du parloir s’ouvrit et Assane sortit. Elle se referma derrière lui.
Un cri de rage retentit depuis le couloir.
Noémie se rassit et sourit.
La cellule
On toqua à la porte.
— Assane ?
Assane se leva et se positionna au centre de la pièce. Il avait bien entendu quelqu’un approcher.
Le petit lit bien fait était collé contre le mur et plusieurs boîtes à chaussures remplies de souvenirs débordaient de sous le sommier. En face, la table qui faisait office de bureau était recouverte de notes, de carnets ouverts et sur son coin droit, le livre L’antiguide de la manipulation que Noémie lui avait offert avait sa place de choix. Plusieurs bouts de papier et feuilles dépassaient des pages cornées et abîmées. Sous la fenêtre, un fauteuil était positionné face à un renfoncement dans le mur où un cadre contenant la photo de Sabrina était posé. Contrairement à plusieurs objets de la pièce, le cadre était exempt du moindre grand de poussière.
Une vasque pour faire sa toilette et nettoyer son linge ainsi qu’une cuvette de toilettes étaient installées près de la porte. Pour se laver, il fallait se rendre aux douches communes aux heures indiquées, raison pour laquelle Assane se lavait souvent au gant dans sa cellule. Aux barreaux de la fenêtre, un t-shirt et un pantalon pendaient pour sécher.
Un chevalet était accroché à un clou au mur. Assane ne peignait plus dans sa cellule à cause de l’odeur. Lui était habitué à la térébenthine, mais ses voisins, non. Il y avait eu des plaintes, alors, il ne peignait plus que dans la salle de loisirs. Il donnait parfois des cours à certains codétenus. Ça lui permettait de s’occuper, mais surtout de se faire des alliés.
— Tu as de la visite ! Ton avocate est là.
Assane hésita. Noémie ne l’avait pas fait prévenir cette fois. En tant qu’avocate sur sa liste de visiteurs autorisés, elle pouvait venir même en dehors des jours et des heures de visites.
— Pas aujourd’hui, répondit-il.
— Tu es sûr ? l’interrogea la voix de Daryll derrière la porte.
— Certain.
— Très bien. Je transmets le message.
Le doute l’assaillait. Qu’allait-il se passer à présent qu’il refusait de la voir ? Six jours s’étaient écoulés depuis sa dernière visite, le laps de temps le plus court jusqu’à présent.
Les pas du surveillant s’éloignèrent dans le couloir.
Assane ne pouvait plus revenir en arrière à présent.
*
Il était allongé sur son lit, en train de lire un roman de Robin Hobb, lorsqu’on frappa de nouveau à sa cellule, le lendemain.
— Assane ?
Il lui fallut quelques instants pour sortir de l’univers fantaisie dans lequel il s’était agréablement plongé.
Assane plaça le marque-page et posa son livre sur le lit. Il se leva face à la porte.
— Oui.
— Tu as de la visite. C’est encore cette avocate.
Assane ferma les yeux, inspira profondément et les rouvrit. Il regarda le réveil digital sur le bureau et se repassa en mémoire tous les scénarios possibles.
— Pas aujourd’hui, indiqua-t-il au surveillant.
— Tu es sûr ? C’est peut-être important.
— Parfaitement certain. Merci, Daryll.
— Très bien, très bien.
Assane bascula la tête en arrière et se mordit la lèvre. Puis, il se réinstalla sur son lit et attrapa son livre. Il lui fallut plus d’une minute avant de réaliser qu’il le tenait à l’envers.
— Assane ? Tu as encore de la visite. Toujours la même dame avocate.
Le prisonnier releva la tête. Il avait été si concentré dans son ménage, qu’il n’avait pas entendu Daryll arriver. Il devait faire attention, d’autres avec eu des problèmes. La prison n’était pas un endroit sûr et parfois les portes des cellules n’étaient pas verrouillées.
Il cala son balai contre le mur.
Il se mordit la lèvre et regarda autour de lui. Ses doigts attrapèrent une feuille de note et il posa ses yeux dessus.
— Assane ?
Assane se tourna vers la porte et posa son poing sur sa bouche.
Elle était revenue. Cela faisait trois jours d’affilés.
— Assane ? Pas aujourd’hui, c’est ça ?
Le prisonnier serra le morceau de papier dans sa main.
— Alors ? s’impatienta Daryll. Tu viens ou pas ?
S’il refusait de la voir, reviendrait-elle le lendemain ? Jusqu’où irait-elle pour lui parler ?
— Pas aujourd’hui, finit-il pas répondre.
*
TOC TOC TOC
Assane se leva de son bureau et se plaça au centre de la porte.
— Pas aujourd’hui ! lança-t-il avant même qu’on lui annonce qu’il avait de la visite.
Un petit rire grave s’éleva depuis le couloir.
— Très bien, très bien.
Les pas s’éloignèrent.
Assane se rassit et posa ses mains sur la table. Elles tremblaient. Il se passa la langue sur les lèvres et serra les poings.
Non, pas aujourd’hui.
Il recula contre le dossier de sa chaise et regarda le cadre photo.
— Non, pas aujourd’hui, Sabrina.
— Assane ? Tu as de la visite.
— Pas aujourd’hui.
Le parloir
Le temps d’installation avait été plus long que prévu. Assane avait patienté dix minutes dans le couloir qui empestait le vomi, les mains menottées face à lui, jusqu’à ce que Daryll lui indique que le parloir était enfin prêt.
Il attendait à présent, assis face à la vitre qu’il avait si souvent rêvé de briser, dans le même parloir depuis la sixième fois où Noémie était venue le voir presque deux ans auparavant. Ils y avaient leurs habitudes.
L’odeur des produits d’entretien lui rappelait la pièce dans le bunker. Des éclats de voix retentissaient à sa droite et plus loin à gauche. Impossible de dire si ceux qui les poussaient étaient heureux ou en colère. Ici, tout se ressemblait.
Sa nuque était raide, Assane bougeait les épaules par petits mouvements d’avant en arrière pour les détendre.
Il ferma les yeux et visualisa son ancien studio. Les étagères à peinture recouvertes de taches, les bâches en plastique au sol pour protéger le béton ciré, les chevalets de différentes tailles, formes et couleurs agencés en demi-cercle. Les toiles vierges emballées en hauteur, celles qu’ils n’aimaient pas reléguées au fond de la pièce. Assane se revoyait sortir dans la rue, fumer une cigarette, son tablier imprégné de l’odeur de la térébenthine, s’appuyer contre le mur en brique rose, respirer, respirer profondément avant de retourner au travail.
Son pied tapait sur le carrelage.
Il pourrait repartir dans sa cellule, refuser de la voir, refuser de continuer ce jeu. Il en avait envie, mais il ne pouvait pas. Il devait l’affronter.
Il guettait les bruits de pas dans le couloir, analysant ceux qui pourraient s’arrêter devant la porte du parloir, quand, enfin, le son de la poignée qu’on abaisse lui fit rouvrir les yeux.
Noémie entra, la tête légèrement penchée sur le côté et voûtée en avant, un air de fausse pitié collée sur son visage. Elle était de nouveau blonde, mais il s’agissait d’une perruque différente, ses yeux étaient toujours verts et elle portait une tenue qui aurait pu être une de celles de Sabrina. Un pantalon de tailleur noir taille haute avec une chemise blanche.
Elle tenait une veste sous le bras, elle la déposa avec soin sur le dossier de sa chaise avant de s’asseoir, les jambes croisées et les mains sur la cuisse.
— Comment vas-tu, Assane ? demanda-t-elle en incurvant les sourcils dans un vain espoir de lui montrer de l’empathie.
Elle portait la bague. Il n’était pas surpris. Elle avait dû adorer sa réaction. Ce n’était probablement pas celle à laquelle elle s’était attendue, mais elle s’était tout de même délectée de l’effet. Assane, lui, avait dû faire preuve d’un contrôle total sur lui-même.
Voyant qu’il n’allait pas lui répondre, Noémie le fixait comme ces instituteurs de primaires vous regardent lorsque vous annoncez que votre chien a mangé votre devoir, avec la tête penchée sur le côté, les lèvres étirées en un sourire qui ne se veut pas dupe, les bras croisés, et les sourcils relevés.
Assane savait qu’elle finirait par parler. Ils maîtrisaient tous les deux l’argument du silence, mais à ce jeu-là, Assane avait appris de nouvelles règles.
— Notre dernière rencontre ne s’est pas bien passée, déclara Noémie au bout de quelques minutes. Ce n’était pas très poli de ta part de sortir comme ça, d’un coup, sans dire au revoir. Vraiment, j’ai été surprise et déçue.
Assane secoua la tête.
— Tu sais très bien pourquoi je suis parti.
— Ha enfin, tu parles, Assane ! Je commençais à me demander si on ne t’avait pas arraché la langue. Cela aurait pu expliquer pourquoi tu n’as pas pu te rendre au parloir ces dernières semaines.
Trois semaines exactement, pensa Assane. Trois semaines qu’il refusait ses visites de manière quotidienne, et depuis peu, deux fois par jour. Cela avait été son signal.
Noémie avança sa main droite vers la gauche posée sur la table et caressa la bague de fiançailles qui se trouvait illégalement à son annuaire.
— Tu ne vas donc pas t’excuser, Assane ?
Un sourire de dédain s’étira sur les lèvres du prisonnier.
— M’excuser ? répéta-t-il.
— Oui.
Elle fit un petit bruit avec sa gorge, un léger toussotement supérieur.
— Cela ne se fait pas, Assane.
Elle avait besoin d’appuyer sur son prénom, d’être celle qui a le dessus et qui corrige l’autre.
Assane haussa les épaules et détourna les yeux. Il laissa son regard remonter le long d’une tache sur le mur. Dans l’angle de sa vision, il la vit rapprocher sa chaise de la table.
— Assane ? l’appela-t-elle comme on réprimande un enfant désobéissant.
Il tourna la tête lentement vers elle, fit mine de retenir un bâillement et battit plusieurs fois des paupières.
— Oui ? demanda-t-il avec une intonation nonchalante.
Les joues de Noémie prirent une teinte plus rouge et elle plissa les yeux. Sa tête pencha un peu vers la gauche.
Elle continua d’un ton condescendant, en insistant sur les dernières syllabes :
— Je disais que je n’avais pas apprécié ton comportement.
Assane enfonça ses mains dans les poches de son jogging et fit basculer sa chaise d’avant en arrière à plusieurs reprises.
— Tu es revenue.
Les narines de Noémie se dilatèrent et elle déglutit. Elle essuya des poussières imaginaires de son pantalon et se redressa, bien droite, contre le dossier de sa chaise. Cependant, ses joues étaient toujours rougies, ses sourcils légèrement froncés et une contraction musculaire, au-dessus de sa mâchoire inférieure, indiquait qu’elle serrait les dents.
— Tu as de la chance que j’étais dans le coin.
Les lèvres d’Assane s’étirèrent en un sourire narquois et il secoua lentement la tête. Il gonfla la poitrine, arrêta de se balancer sur sa chaise et força le contact visuel avec Noémie.
— Tu sais comment j’ai compris que tu reviendrais ?
— Je t’en prie, amuse-moi.
— La fois d’avant, tu es venue déprimée, expliqua Assane et il perçut à ce moment-là sur le visage de son adversaire qu’il avait vu juste. Sur le moment, je n’ai pas saisi, je pensais simplement qu’il s’était passé quelque chose dans ta vie. J’ai beaucoup réfléchi à ce que moi, j’avais pu faire, et puis… Et puis, tout d’un coup, ça m’a sauté aux yeux ! Ce n’était pas ma faute. Tu étais déprimée, probablement parce que tu as enfin réalisé que ton existence n’est pas meilleure à l’extérieur de ce bunker. Après la mort de Sabrina, tu as mis des années à concevoir un plan pour punir ce que tu estimais être coupable de t’avoir poussée à la tuer, mais aujourd’hui, tu t’ennuies. Tu t’ennuies, Noémie. Tu ne sais pas quoi faire de tes journées. Et ce jour-là, alors que tu étais au plus mal, tu es venue me voir, moi, parce que tu n’as que moi.
Assane décela un changement dans la posture de Noémie. Léger, presque imperceptible, mais pas pour lui qui avait passé les dernières années à l’analyser et à l’observer.
— Tu n’as que moi, répéta-t-il, tu ne sais pas te faire des amis. La seule personne, en dehors de ton père, à qui tu as jamais pu vraiment t’attacher, c’était Sabrina. Et tu l’as tuée. Tu n’as pas de compétence sociale. Tu excelles pour mentir, berner, bluffer, ça oui, mais instaurer un lien avec quelqu’un ? Non, ça tu n’en es pas capable. Je suis le seul qui te reste. C’est pour ça que tu es venue cette fois-là. Pour ça que tu as fait tous ces kilomètres pour me rendre visite.
Noémie croisa les jambes et plaça ses deux mains sur sa cuisse gauche.
— Tu pensais probablement que me voir ici te distrairait assez pour te remonter le moral, reprit-il, mais ça n’a pas marché, n’est-ce pas ? C’est pour ça que tu es partie aussi vite. Et la fois d’après ? Ah, oui ! La fois d’après, tu as voulu reprendre le contrôle que tu avais perdu ce jour-là.
— C’est une jolie petite histoire que tu nous racontes là…
— Ce n’est pas une histoire.
Noémie haussa les sourcils.
— Si tu le dis.
Le cœur d’Assane battait plus fort, ses mains étaient moites. Il avait croisé ses doigts entre ses cuisses pour les empêcher de trembler.
— Ça a été ta première erreur, lui expliqua-t-il.
— Ma première erreur ? ricana Noémie. Mais de quoi est-ce que tu parles ? Tu es en forme aujourd’hui.
Assane lui sourit et se laissa à nouveau tomber contre le dossier de sa chaise. Il jeta un rapide coup d’œil aux ongles de sa main droite et regarda l’heure à son poignet avant de retourner son attention sur elle. Noémie.
Elle n’aimait pas ce qui était en train de se passer. Elle ne s’était pas attendue à cette réaction de la part d’Assane. Elle ne comprenait pas, mais elle continuait de jouer. Cependant, les règles avaient changé et elle ne connaissait pas les nouvelles. Seul Assane les maîtrisait, car à présent, c’était de ses règles à lui qu’il s’agissait.
— Oui, ta première, répondit enfin le prisonnier. La deuxième a été de revenir le lendemain où j’ai refusé ta visite et…
— Je ne vois pas de quoi tu parles, le coupa-t-elle.
— Oh si, j’ai refusé ta visite…
— Tu as peut-être refusé une visite, mais ce n’était pas moi.
— Si.
— Tu ne peux pas en être sûr.
— Tu as utilisé ton identité d’avocate, celle que j’avais déjà mise sur ma liste de visiteurs, et tu en as abusée pour demander des entrevues en dehors des jours de visites et sans prendre rendez-vous. Tu as prétexté une urgence, et crois-moi… je suis bien au courant qu’il n’y en a aucune.
Il bluffait. Il ne savait pas comment elle avait fait pour que les surveillants acceptent les visites, mais l’urgence était le motif le plus probable.
Noémie secoua la tête tout maintenant le contact visuel avec Assane. Elle releva sa main gauche et la plaça sur sa bouche, la bague de Sabrina bien en vue.
— Oui, oui, admit Assane, tu as trouvé la bague de Sabrina.
— Elle me l’avait donnée.
— Non.
— Si.
— Non, Noémie. Elle ne te l’avait pas donnée. Je l’ai vue la porter. Je me serais rendu compte si elle ne l’avait plus.
— Elle aurait voulu que je l’aie.
— Non plus. C’était un présent de ma part. Même si elle avait véritablement prévu de me quitter, elle n’aurait pas fait ça. Elle ne m’aurait pas autant manqué de respect.
— Tu as entendu le message qu’elle m’a laissé, elle allait te larguer.
— Je te l’ai expliqué, ça nous ai souvent arrivé d’y penser, et pourtant, nous étions toujours ensemble. Qui me dit que ce message que tu nous as passé était récent ?
Elle recula dans sa chaise.
— Comment ça ?
— Elle aurait pu te le laisser deux semaines avant, deux mois, voire plus. Elle aurait pu t’avoir quittée entre temps. Rien ne prouve qu’elle te fréquentait encore quand tu l’as tuée.
Noémie fléchit le bras droit avant de l’allonger, le poing fermé vers le sol. Elle fixait Assane sans ciller, le souffle rapide et saccadé.
Avait-il vu juste ? Il s’était souvent posé la question. Où était la preuve que Sabrina était avec Noémie au moment où celle-ci l’avait tuée ?
Noémie jeta un coup d’œil vers la porte derrière elle.
Elle pensait à partir, mais elle n’allait pas le faire. Assane l’avait anticipé. Elle ne pouvait pas s’en aller en position de faiblesse. Elle avait toujours quitté cette pièce en prétextant s’ennuyer, en lui reprochant de mal jouer, en étant celle qui avait l’ascendant.
Une bouffée d’espoir traversa Assane. Non, elle n’allait pas fuir. Il devait la ramener là-bas, dans le bunker. Il savait qu’il tenait quelque chose.
— C’était une belle mise en scène, il faut l’avouer. Les enregistrements. C’était surprenant. Est-ce que c’est comme ça que ton père communiquait avec toi avant que tu ne le tues ?
Coup de bluff. Ça passait ou ça cassait, mais Assane en était certain, Noémie avait forcément tué avant ce jour-là. Ce n’était pas son premier d’essai.
— Ou est-ce que tu as fait installer le système de son après ?
Elle ne réagissait pas. Elle le fixait sans ciller. N’importe qui aurait pu penser qu’elle était calme, mais pas Assane. Elle fulminait et il le savait.
— Ce n’est pas grave si tu ne réponds pas, tu sais. Ça ne me dérange pas de ne pas savoir. Non, ce qui me questionne le plus sur ce qu’il s’est passé au bunker, c’est comment tu as fait pour parier sur moi. Après tout, tu avais donné une arme à Stéphane, une autre à Vivienne et la dernière à Marc, j’aurais pu mourir. Devrais-je me sentir flatté ?
— De…
— Que tu m’aies choisi moi, j’entends. Mes années de boxe sont loin derrière moi, je ne savais plus me battre comme avant. C’est sûr que pour que ton récit de victime tienne la route, j’étais le coupable idéal, mais je pense que Marc aussi aurait fait l’affaire. Peut-être même Rashed avec cette histoire de couvrir ses traces.
— C’est…
— Alors oui, la coupa-t-il de nouveau, parfois, je me dis que j’ai eu de la chance. Je m’en suis sorti vivant. Tu aurais pu me tuer là-bas, me laisser pourrir dans les couloirs sordides où tu as passé presque toute ta vie. Je devrais peut-être me sentir flatté au final. À moins que tu n’aies cherché à me punir plus que les autres. C’est ça ? Pas vrai ?
Noémie enfonça sa tête entre ses épaules.
— Oui, c’est ça, affirma Assane avant qu’elle n’ait eu le temps de répondre. Sabrina ne voulait plus de toi. Elle m’avait choisi, comme elle l’avait toujours fait et tu ne le supportais pas. Ce n’est pas juste parce que tu l’as vue avec Vannier. Tu ne l’as pas suivie parce que tu t’inquiétais. Tu l’as suivie parce qu’elle t’avait rejetée. Elle allait rester avec moi.
— TAIS-TOI !
— J’ai raison, Noémie. C’est pour ça que tu m’as laissé la vie sauve, pour ça que tu reviens me voir ici aussi souvent. Je suis ta vengeance. Dis-moi, Noémie, est-ce que tu crois au fantôme ? Est-ce que tu penses que Sabrina te regarde de là-haut ? Là, maintenant ? Et qu’elle voit ce que tu as fait pour la punir ?
— Tu…
— Que dirait-elle de tout ça ? Moi je le sais. Elle serait contente que je m’en sois sorti. La vie était sacrée pour elle, même si je suis en prison aujourd’hui, elle est heureuse pour moi. Elle préfère ça que de m’avoir à ses côtés.
— TAIS-TOI ! J’aurais dû te tuer en même temps que les autres !
Assane frémit.
Elle avait parlé. Mais ce n’était pas assez. Elle devait en dire plus.
— Tu ne les as pas tous tués, Stéphane a tué Vivienne et tu m’as forcé à tuer Stéphane.
— On a toujours le…
Il la coupa volontairement, il devait la pousser à la faute.
— On a toujours le choix, oui… Alors tu as tué Marc et Rashed par choix ? Le proc aussi ?
— Oui ! Sans eux, Sabrina ne serait jamais allée là-bas cette nuit-là, ils le méritaient. Et toi ! Oh, toi ! Tu méritais bien pire !
Assane ferma les yeux et sentit son corps s’enfoncer dans sa chaise. Sur ses cuisses, ses mains tressaillaient.
Il releva la tête, il souriait. Il haletait. Il ne s’était pas rendu compte qu’il avait retenu sa respiration.
De l’autre côté de la vitre, Noémie réalisa ce qu’elle venait de dire. Elle aussi avait de souffle court. Ses lèvres entrouvertes tremblaient.
Assane se leva, la regarda de haut et toqua contre le mur à sa gauche sans la quitter des yeux.
Noémie suivit son geste du regard. Un rictus défigurait sa bouche. Sa paupière droite tressautait.
— Mais… que…
Elle se leva à son tour et se positionna face à lui.
Il inspira et croisa ses mains devant lui.
Ça n’allait pas tarder.
La porte du parloir s’ouvrit. Noémie sursauta et se retourna, les yeux écarquillés de surprise.
— Mais… qu’est-ce qu’il…
Deux policiers en uniforme bleu marine entrèrent dans la petite pièce suivis par un officier habillé en civil.
— Que…
Les deux policiers attrapèrent Noémie par les bras et lui passèrent des menottes.
— Mais attendez ! cria-t-elle. Qu’est-ce que vous faites ?
Assane se rassit sur sa chaise en plastique, les mains posées sur la table. Elles tremblaient, mais il ne cherchait plus à les cacher à présent. Un tourbillon d’émotions complexes le traversait de part en part : espoir, peur, appréhension, soulagement, victoire, colère…
Il inspira au maximum et souffla le plus lentement possible avant de se lever à nouveau.
— Attendez, demanda l’officier derrière Noémie qui se débattait pour tenter de se libérer de la poigne des policiers.
L’homme était grand, avait la barbe rasée et les cheveux courts. Habillé de noir, il portait à sa ceinture une matraque et un pistolet.
— Mais qu’est-ce que vous faites ? s’écria Noémie. Vous êtes fous ?
L’officier, Benoit Garenne, ajusta son bandeau orange « Police » sur son bras et fit un signe de tête à Assane.
— J’ai pensé que ça serait bien de faire ça ici, devant monsieur Diop.
Assane lui rendit son salut. Noémie était en train de réaliser qu’elle avait perdu. La colère, l’incrédulité et la peur se relayaient sur son visage. Elle avait conscience de ce qu’elle venait de dire. Elle n’arrivait pas à regarder Assane, ses yeux passaient sur chacune des personnes de la pièce.
— Non, non, ce n’est pas possible.
— Noémie Pradel, annonça l’inspecteur, vous êtes en état d’arrestation, vos droits vous seront lus par un officier au poste de police, en attendant, vous avez le droit de garder le silence… mais, entre nous, vous en avez dit assez.
— Je ne suis pas Noémie Pradel, je m’appelle Mathil…
— Une fausse identité, l’interrompit Garenne.
Noémie frappa son talon sur le pied d’un des policiers et sous l’effet de la surprise, celui-ci la lâcha. L’officier Garenne la rattrapa par le bras. Elle grimaça et braqua son regard dans le sien.
— Pas de manigance ou on t’attache, la prévint Garenne, frapper un agent de l’ordre c’est déjà six mois ferme minimum, sans parler du fait que ça nous donne le droit d’être moins délicat avec toi.
Noémie l’ignora et tourna la tête vers Assane.
— Le problème des gens intelligents, comme toi, expliqua-t-il, c’est qu’ils pensent être les plus intelligents justement.
Assane fit un geste de menton vers Garenne.
— Le plus dur a été de convaincre l’officier Garenne, il avait été le coéquipier de Rashed, alors forcément, il avait une petite dent contre moi. L’avantage de bien s’entendre avec les surveillants dans ce type d’endroit, c’est que j’ai pu avoir accès au téléphone plus souvent. J’ai dû l’appeler, oh, je ne sais pas bien, mais une bonne cinquantaine de fois ne serait pas une exagération. J’ai aussi trouvé un nouvel avocat qui m’a aidé à joindre le procureur. Quand on a enfin daigné me répondre, j’ai expliqué que tu venais me voir, toi, la supposée grande victime, en prison sur une base régulière, sous une apparence et un nom d’emprunt différent à chaque fois, un jour avocate, le lendemain bonne sœur ou membre de cette association de soutien au détenu. Ça a été difficile de les convaincre de visionner les vidéos de surveillance pour prouver mes dires. Vraiment très dur, mais à force d’insistance, ils l’ont fait. Ils m’ont bassiné avec le délire du syndrome de Stockholm, que comme je t’avais enfermée, tu ne pouvais pas t’empêcher de revenir me voir, bla bla bla… Mais…
Assane sortit de sa poche le dictaphone et le posa sur la table. La petite lumière rouge indiquait qu’il était en train d’enregistrer.
— Mais au bout d’un moment, l’officier Garenne a accepté d’écouter les enregistrements. Tu ne disais rien qui pouvait t’incriminer, évidemment, mais malgré sa haine envers moi, il a trouvé ton comportement suspect.
Il inspira.
— Le problème du dictaphone, tu vois, c’est qu’il est dans ma poche et la qualité de l’enregistrement n’est pas vraiment idéale. C’est pour ça qu’on a fait installer des micros. Peut-être l’as-tu remarqué, ou pas, mais nous sommes toujours dans le même parloir depuis un petit moment.
Derrière la vitre, Noémie respirait rapidement tout en regardant tour à tour les policiers et Assane.
— Tu… tu manipules encore les évènements, Assane ! C’est comme quand tu as fait accuser Vanier à ta place ! Tu penses vraiment que ces petites manigances vont fonctionner ?
Assane secoua la tête. Ses mains tremblaient, mais il devait aller jusqu’au bout. Des mois, il avait été patient, des années il avait attendu ce moment. Il voulait lui cracher au visage sa défaite, lui montrer à quel point, lui, Assane, le pauvre petit artiste avec un QI bien ordinaire, avait battu Noémie et sa si grande intelligence. Elle avait perdu.
Il ne répondit pas à son accusation et continua.
— Mes parents sont des gens simples, ils ont commencé tout en bas de l’échelle. Ils ont accepté les pires boulots pour pouvoir acheter de quoi manger, mais ils m’ont appris la patiente et le travail. De leurs expériences, j’ai compris qu’il faut parfois mettre tout le reste de côte pour arriver à ses fins.
Il fit une pause de quelques secondes avant de reprendre. Il voulait contempler le masque de Noémie partir en morceau, lire dans ses yeux l’admission de sa défaite.
— J’ai rencontré Marc lorsque j’étais enfant, j’ai appris de lui autant que j’ai appris de mes parents. Il m’a enseigné la logique, la déduction, la méthodologie et le calcul, entre autres choses. Il a été mon modèle de patiente, mais dans un tout autre domaine. Il m’a enseigné comment jouer aux échecs et au poker. Il m’a appris les règles du bluff et comment perturber mon adversaire pour lui faire croire que j’étais en train de perdre. Que dans certains cas de figure, manipuler l’ego de l’autre est le seul moyen de gagner, même si ça veut dire sacrifier des pièces importantes et rallonger la partie !
Noémie vacilla.
— Est-ce que tu sais pourquoi il s’habillait tous les jours comme s’il allait se rendre à l’université alors qu’il ne sortait plus de chez lui ? demanda Assane. Je ne le comprenais pas avant, ça ne faisait pas de sens pour moi. Jusqu’à ce que je me retrouve ici. Là, j’ai compris. Il avait besoin de cette once de normalité, cette habitude quotidienne pour tenir le coup, pour ne pas flancher et se foutre en l’air. Ici aussi, tu apprends vite à trouver la routine qui va te permettre de garder ta santé mentale et ne pas laisser les autres te bouffer. Je pense à lui tous les jours, et pas juste à cause de ce que tu nous as fait. Mais pour être totalement honnête, la personne qui m’a le plus inspiré pour arriver à te coincer…
Il posa les mains sur la table et se pencha en avant, le nez collé à la vitre. Il voulait voir son visage se refléter dans les yeux de Noémie.
— … c’est toi.
Noémie ricana et se débattit de nouveau. Le policier resserra sa prise sur son bras.
— Vous me faites mal, tenta-t-elle d’une voix fluette, cette même voix qu’elle avait utilisée sous couvert de l’identité de Charlotte.
Le policier ne répondit pas. L’officier Garenne était appuyé contre le mur, une jambe repliée et le pied posé à plat sur le mur, les bras croisés et la tête tournée vers Assane. Il ne regardait pas Noémie, et elle haïssait cela.
Enfin, elle réalisa que son numéro de victime ne fonctionnait plus.
— Je t’ai inspiré ? grinça-t-elle entre ses dents.
Assane acquiesça en se redressant.
— Oui. Tu as passé des années à programmer ce que tu nous as fait, tu l’as dit toi-même, tu as tout anticipé. J’ai juste eu à faire exactement la même chose que toi, attendre le bon moment, analyser et prévoir tout ce qui pouvait arriver. En fait, j’ai seulement eu à t’imiter, à te laisser croire que je cherchais à te faire parler sans véritablement avoir de plan, que j’avais été choqué par la bague de fiançailles de Sabrina, au point où j’avais refusé de te voir. Tu pensais m’avoir atteint, mais ce n’était que de la comédie. J’ai refusé tes visites pour que tu croies que je n’étais plus capable de me retrouver face à toi et en faisant cela, je t’ai enlevé ton once de normalité à toi. Tu ne l’as pas supporté, c’est pour ça que tu es revenue tous les jours.
— Tu mens, comment aurais-tu pu imaginer que je serais allé chercher la bague ?
— Je savais que tu ferais quelque chose dans le genre, la bague ou autre chose. C’était certain. L’officier Garenne t’a fait surveiller, ils ont confirmé ce que je pensais déjà, que tu ne venais en ville que pour me voir. Tu n’as rien d’autre à faire dans le coin. Me laisser comprendre ça, ça a été ta première erreur et la bague… le début de la fin.
— Tu as dit que ma première erreur avait été de…
— J’ai menti, la coupa-t-il en souriant.
— Tu… tu…
— Il nous a suffi de poser des micros sous la table. J’ai toujours gardé le dictaphone dans ma poche. Il est à moi, je pourrais rejouer encore et encore ce moment. Mon seul regret, c’est qu’il n’y ait pas de caméras. Je devrais me contenter de celles de la prison, si on veut bien me laisser les voir.
Sans même qu’il ne regarde vers lui, l’officier Garenne hocha plusieurs fois la tête. Oui, il lui donnerait accès aux vidéos. Après ce qu’il avait vécu, il lui ferait cadeau d’un DVD avec l’intégrale des enregistrements. Il le lui ferait emballer par ces bénévoles d’associations qui se mettaient à la sortie des grands magasins pour récolter un peu d’argent pour la bonne cause. Il demanderait même à ce qu’on y ajoute un ruban.
Assane avait le souffle court. Il arrivait à peine à y croire, mais il y était. Enfin !
— Messieurs, déclara-t-il en se redressant, je pense qu’il est temps.
Les deux policiers hochèrent la tête et tirèrent Noémie en arrière. Elle ne cria pas, ne lutta pas. Elle se laissa entraîner, la tête haute, les yeux braqués dans ceux d’Assane, jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans le couloir.
L’officier Garenne sortit à son tour. Au moment de partir, il salua Assane de la tête.
— Bravo. C’était vraiment bien joué. Je t’appelle vite. J’envoie des hommes récupérer les micros dans quelques minutes.
La porte se referma.
Assane fixa la table plusieurs secondes avant de tomber à genoux, les mains au sol. Elles tremblaient, ses bras supportaient à peine son poids.
Derrière lui, la porte du parloir s’ouvrit sur le garde qui avait été mis au courant le premier de sa collaboration avec Garenne, qui avait été en charge d’installer les micros, celui qui, bien avant cela, lui avait permis d’acheter un dictaphone : Daryll. Le géant noir de deux mètres aux biceps larges comme les cuisses d’Assane s’approcha et s’accroupit à côté de lui. Il posa une main sur son épaule et serra.
Assane laissa sa tête retomber entre ses bras tremblants et rit. Ses nerfs le lâchaient. Il tomba encore plus en avant, la tête contre les genoux au sol et rit plus fort. Des sanglots se mêlèrent aux rires nerveux et une chaleur intense explosa dans sa poitrine. Il n’arrivait pas à réfléchir, un flot d’idées se bousculaient dans son esprit, des possibilités infinies, des rêves, des ambitions… Du plat qu’il allait engloutir en sortant de prison, à cette liste de choses à accomplir avant de mourir qu’il allait devoir commencer à cocher, celle qu’il avait cachée dans le trou de son matelas. Il repensa à ses nuits sans sommeil, au procès, à sa cellule minuscule, à la première fois où il avait été violé dans les douches de la prison, à la fois où il avait arrêté de se débattre, au harcèlement et aux humiliations, à son premier avocat qui avait refusé de l’écouter lorsqu’il lui avait parlé des visites de Noémie, à l’actuel qui avait pris le pari de le croire et d’insister auprès de la police pour l’aider, à la photo de Sabrina dans sa cellule.
Daryll serra son épaule plus fort puis et lui tapota la tête avec une délicatesse en total décalage avec sa carrure de catcheur.
— C’est bientôt fini. D’ici quelques jours, Garenne reviendra avec une ordonnance pour te libérer.
Assane releva la tête et s’assit sur ses jambes. Il effaça ses larmes et se redressa pour attraper le dictaphone. La lumière rouge clignotait toujours.
Son doigt avança vers la touche stop et resta suspendu au-dessus.
Rashed.
Marc.
Stéphane.
Vivienne.
David.
Assane inspira et retint son souffle. Son doigt effleura le bouton.
Sabrina.
Il appuya.
STOP